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jueves, 19 de abril de 2012

Théologie de la libération, entretien avec Enrique Dussel


Entretien avec le philosophe argentino-mexicain Enrique Dussel


Pendant les Journées théologiques de la région Nord qui ont eu lieu du 5 au 8 octobre dans la ville de Mexico avec la participation de représentants de la théologie de la libération, particulièrement mexicains et hispanos des États-Unis et du Canada, ADITAL a rencontré Enrique Dussel, philosophe, théologien et professeur de l’Université nationale autonome de Mexico – UNAM. Lors de cet entretien furent abordés des thèmes comme la théologie de la libération et les nouveaux courants de pensée dignes d’attention dans la production théologique, la vague de manifestations des « Indignés » de Grèce, d’Espagne, des États-Unis et des étudiants chiliens et le livre El Pensamiento filosófico latinoamericano, del Caribe y “Latino” : de 1300 y hasta 2000 [La Pensée philosophique latino-américaine, des Caraïbes et « latino » : de 1300 à 2000].






En savoir plus sur la théologie de la libération



Quels faits et quels nouveaux courants de pensée méritent l’attention aujourd’hui dans la production théologique, surtout en ce qui concerne la théologie de la libération et les théologies qui en sont nées ?
Certains croient que c’en est fini de la théologie de la libération parce qu’elle a été très critiquée dans les Églises, spécialement dans la catholique et au Vatican. Beaucoup d’évêques ont été nommés pour condamner cette théologie ; mais le fait est que cette théologie de la libération est la seule qui, née en Amérique latine, réponde à notre réalité. De sorte que celui qui veut étudier la théologie voit bien en lisant les ouvrages théologiques européens que c’est une théologie dogmatique, abstraite et il croit que c’est ça la théologie. Mais quand il lit la théologie de la libération latino-américaine, il se rend compte que c’est une théologie liée à notre réalité et qui explique les contradictions de notre culture. C’est une différence abyssale. C’est la seule qui soit latino-américaine. Elle a été très combattue, mais elle devra obligatoirement resurgir. Les futures théologies devront s’y référer. De plus, comme tu l’as dit, il y a beaucoup de théologies nouvelles : la théologie indienne, la théologie afro-américaine, la théologie féministe ; mais toutes sont comme une prolongation de la théologie de la libération. Celle-ci a été une théologie fondamentale qui aurait dû être développée différemment et c’est ce qui est en train de se passer. C’est à dire que la théologie féministe est une théologie de la libération et de même pour les autres. Moi, je trouve qu’elle est très actuelle. Maintenant, ce qu’il faudrait exiger des jeunes et des nouvelles générations, c’est qu’ils utilisent des catégories philosophiques, sociologiques, anthropologiques, psychanalytiques, et qu’ils pensent la théologie à partir de celles qui sont les plus importantes, les plus critiques, les plus actuelles et pas simplement à partir de la théologie. Ni même à partir de la théologie de la libération qui devient répétitive. La théologie de la libération a été la foi chrétienne de gens qui connaissaient la théologie ; mais qui connaissaient aussi les sciences sociales et la pratique avec les gens. En parlant de théologie ils inventaient, avançaient de nouveaux thèmes et proposaient de nouvelles solutions. C’est en cela qu’elle était si originale. Ce qui lui manque maintenant, c’est de revenir à cette originalité parce que beaucoup rabâchent la théologie de la libération et ce n’est pas l’objet. Ou bien ils font un commentaire des œuvres européennes, y compris celles qui sont progressistes, mais qui sont très loin de la théologie de la libération. Même la théologie politique européenne n’est pas ce dont nous avons besoin.



Nous vivons en ce moment un changement d’époque et il y a des valeurs qui disparaissent pour laisser la place à de nouvelles valeurs. Quelles perspectives doivent être développées dans la théologie de la libération et dans le travail que nous faisons comme chrétiens pour construire la nouvelle histoire ?
Le mouvement de libération a surgi dans tous les mouvements qui se sont produits à la fin des années 60. Sur le plan politique, c’est la révolution cubaine qui a vraiment mobilisé la politique latino-américaine, parce que c’était une révolution très redoutée par les États-Unis et qui a mobilisé tout le champ politique. Tout a culminé dans les mouvements de 68 qui n’ont pas été seulement un mouvement étudiant à Paris ou à Berlin, mais qui a eu lieu aussi au Mexique à Tlatelolco, en Argentine avec le Cordobazo [1] et en Amérique latine. Le mouvement de 68 a eu beaucoup d’importance, mais il a été aussi un moment théorique parce qu’il y a eu une nouvelle philosophie : l’école de Francfort a surtout marqué et on a commencé à connaître Franz Borgan. Ce fut un mouvement de grande créativité théorique, de créativité pratique, d’engagement des chrétiens dans les mouvements politiques. Il fallait donner une nouvelle explication sur comment s’engager. Beaucoup [de chrétiens], avec l’attraction du marxisme, perdaient la foi. Il fallait donner une nouvelle explication pour que la foi continue à fonctionner comme génératrice de la politique et ne se perde pas dans l’engagement. Cela, la théologie de la libération l’a pleinement réussi ; elle a permis à toute une génération de jeunes, non seulement de ne pas perdre la foi, mais d’être l’avant-garde d’un processus de changement qui en Amérique latine a culminé avec la révolution sandiniste, elle-même poussée pour ainsi dire par des chrétiens. Au Chili il y avait aussi des chrétiens, et à partir de ce moment-là ils ont été toujours présents parce qu’ils savaient comment rattacher les changements historiques à une théologie rénovée. Pour les groupes conservateurs, pour les structures les plus hiérarchiques de l’Église, c’était tellement grave qu’ils ne l’ont pas accepté. Après le Grand Concile qui a ouvert les portes (en réalité, le droit canonique n’intéressait par beaucoup le Concile ni les institutions vaticanes : ils n’y accordaient pas beaucoup d’importance et il ne fut donc pas changé), ces institutions romaines et ce droit canonique ont repris le pouvoir dans l’Église et le prophétisme du Concile a commencé à être mise en retrait comme c’est le cas aujourd’hui et bien sûr, tout cela produit un changement complet.
Aujourd’hui de toute façon il faut revenir à la théologie, mais à partir de l’horizon des nouveaux penseurs. Il faut prendre conscience de l’existence de grands philosophes, de sociologues qui peuvent nous donner à nous les théologiens une nouvelle vision. En même temps, aujourd’hui, le système capitaliste, spécialement le système financier, passe par une crise effrayante. Simultanément, ce système commence à faire quelque chose qu’il n’avait jamais fait dans l’histoire du libéralisme et du capitalisme : exploiter l’État national. Le capital financier, c’est à dire en dernière instance les banques et la Bourse, s’est mis à faire des affaires avec les États. Les capitalistes volent leur argent, le gardent dans les banques, se déclarent en faillite et demandent à être renfloués par l’État ; c’est là une fantastique affaire. Les États pour le moment ne savent pas comment fonctionne le système et ils aident les banques pour que le système ne s’effondre pas. Mais un jour arrivera où le système bancaire devra être nationalisé et ce sera la fin de toute la propriété privée du capital financier parce qu’il est en train d’escroquer les États. C’est pourquoi les peuples commencent à se soulever. Alors les commotions en Grèce et le mouvement des Indignés recommencent à nous faire croire que nous sommes en 68.
C’est là une grande opportunité pour une grande théologie et nous vivons un changement d’époque fondamental.


Dans ce changement d’époque, le lancement ici au Mexique du livre El pensamiento 
filosófico latinoamericano, del Caribe y “latino” : de 1300 y hasta 2000 [La Pensée philosophique latino-américaine, des Caraïbes et « latino » : de 1300 à 2000] a été un évènement fondamental pour l’histoire de la philosophie. Vous, Enrique Dussel, avec Eduardo Mendieta et Carmen Bohórquez, avez coordonné cet ouvrage, un volume de plus de mille pages. Pouvez-vous en expliquer le sens novateur et révolutionnaire ?
Bien sûr. Je pense que cet ouvrage est le point culminant d’un processus d’un siècle qui commence en 1910, avec la révolution mexicaine qui très vite s’est demandé s’il y avait ou non et comment il devait y avoir une philosophie latino-américaine. À partir de là, on a commencé à étudier notre histoire et ce que j’appellerais la philosophie latino-américaine est née avec Francisco Romero en Argentine, Leopoldo Zea au Mexique et des grands auteurs qui ont étudié l’histoire de la pensée philosophique ; mais ils n’ont pas encore parlé d’une philosophie latino-américaine proprement dite, qui poserait des questions et y répondrait d’une manière originale, de manière à se positionner différemment à l’intérieur de la discussion philosophique mondiale. Je crois que la première philosophie qui l’ait fait explicitement est la philosophie de la libération. Qui n’est pas seulement une histoire de la philosophie latino-américaine, mais une philosophie qui a conscience d’être différente de celle de l’Europe et des États-Unis, avec des questions différentes, des réponses différentes et une méthodologie différente. Maintenant, ce mouvement original de philosophie de la libération a besoin, comme une de ses étapes, de reconstruire l’histoire de cette option qui dit : « il faut certes penser à partir de l’Amérique latine, mais à partir des opprimés de l’Amérique latine ».
Cette perspective ne serait pas celle de la majorité des philosophes, mais celle de la minorité. C’est pour cela que cet ouvrage, dans un certain sens, est une négociation politique avec tous les courants philosophiques. Des auteurs prestigieux des différents courants (il y en a 18) y ont participé et ce n’est pas une histoire de la philosophie latino-américaine à partir de la philosophie de la libération. Non, ce n’est pas cela. C’est quelque chose de préalable, c’est une première vision d’ensemble. Mais le seul fait qu’un étudiant puisse l’avoir entre les mains et connaître ainsi tous les grands philosophes latino-américains qui posent de nouvelles questions, c’est déjà un fait original d’une nouvelle époque. C’est l’objet d’une prise de conscience et à partir de maintenant vont apparaître beaucoup d’autres histoires de la philosophie. Mais elles devront s’y référer comme point de départ parce qu’elle a été la première. Sa grande originalité est d’être la première à prendre en considération la philosophie des grands savants des grandes cultures originaires. C’est pourquoi nous avons pris une date symbolique : 1300 ; cela aurait pu être 800 parce qu’il y avait des savants à cette époque-là, mais en 1300, il y avait déjà des penseurs indiens, avec une biographie, une date de naissance et de mort, des ouvrages connus dans des codex… Nous pouvons donc en parler.
De plus, nous avons mis cette date pour rompre avec 1492. Il s’agit de 700 années de philosophie en Amérique latine. Nous incluons aussi, bien entendu, les Caraïbes qui font partie de l’Amérique latine et la partie latine des États-Unis ; ce sont 50 millions d’habitants et ils ont une pensée philosophique. Nous la considérons comme latino-américaine et c’est ce qui lui donne sa force.

Le XVIe siècle est le début de la philosophie moderne de l’Europe
De l’Europe qui « conquiert » l’Amérique et les Caraïbes et qui se demande : « pouvons-nous le faire ? En avons-nous le droit ? Est-ce que ce sont des hommes, est-ce que ce sont des personnes humaines ? » Les Européens continuent à se poser ces questions jusqu’à la modernité et ils disent : « L’Indien est un être humain de second ordre et par conséquent, nous avons le droit de tirer profit de la conquête ».
Encore maintenant, c’est la pensée de la philosophie européenne et états-unienne parce qu’on continue à penser que l’Afrique et l’Amérique latine sont sous-développées et sous-humaines. Regardez comme on traite les Latino-Américains aux États-Unis. Ils sont considérés comme des gens de second ordre… Et ils ne s’en rendent pas compte !
Quand je vais aux États-Unis à un congrès sur Descartes, celui-ci apparait comme le premier philosophe moderne (je parle comme un eurocentrique). Je me souviens que Descartes avait étudié dans un collège de jésuites et qu’à treize ans il avait suivi un cours de logique. La logique est la partie la plus structurelle, abstraite et méthodique de la philosophie ; et il a étudié la Logique d’Antonio Rubio, un philosophe mexicain : cette logique était un commentaire très novateur d’Aristote qui s’appelait Logique mexicaine.
Descartes a donc étudié la Logique d’un philosophe mexicain. Comment est-ce possible ? Parce qu’il y a eu avant Descartes un siècle de philosophie. C’était déjà une philosophie sérieuse et elle était mondiale parce que les jésuites qui publiaient ces Logiques étaient présents en Afrique, en Inde, au Japon et connaissaient tout le monde périphérique. Ils étaient en outre présents de Stockholm jusqu’à l’Italie et ils connaissaient le monde. Il y a eu une philosophie au XVIe siècle que la modernité a occultée, mais que nous, Latino-Américains, nous devons ressusciter parce que c’est notre première étape comme philosophie européenne et non comme philosophie seulement latino-américaine. Mettre le XVIe siècle, non pas comme le début des études latino-américaines, mais comme le premier chapitre de la philosophie moderne va être difficile, et c’est la bataille que cet ouvrage commence à livrer.
Cette philosophie n’est ni folklorique ni latino-américaine. C’est une philosophie de portée mondiale qui a commencé en Amérique latine, et qui maintenant prend une dimension importante dans le dialogue interculturel avec l’Afrique et l’Asie.


Les journées théologiques du Nord peuvent-elles marquer une nouvelle réflexion 
théologique et une nouvelle action dans le travail social (c’est la charité !) des Églises et dans sa présence dans le monde ? Nous devons nous souvenir que, pendant ces journées, la perspective œcuménique a été fondamentale.
Oui, et c’est pourquoi, il me semble que ces attitudes, parce qu’elles sont œcuméniques, sont importantes. Car face au blocage de la hiérarchie ecclésiale catholique – qui depuis le Vatican ne pense aucunement à une originalité pratique et pastorale du peuple latino-américain, asiatique et africain et parce que nous sommes confrontés à une papauté eurocentrique – l’œcuménisme donne beaucoup plus de liberté et permet d’aborder d’autres thèmes. Il est important de prendre conscience qu’il faut actualiser ce que je disais dans une rencontre à Cuba il y a des années : nous devons créer la deuxième théologie de la libération. Et quelle est la différence entre la deuxième et la première ? J’ai comptabilisé 16 différences : épistémologiques, thématiques… Beaucoup de choses nouvelles ont surgi. Il ne s’agit pas de commenter ce qui s’est fait il y a quarante ans. Il faut tout renouveler, mais avec la même hypothèse.


N’avez-vous pas avez écrit cela dans un livre ou un article ?
Il y a un article de moi issu d’une réunion de Matanzas : « La nouvelle théologie de la libération et la différence avec celle des années 60 ». Parce que les auteurs auxquels on faisaient référence dans les années 60 ne sont pas les auteurs (philosophes, sociologues, politistes) auxquels on se réfère au XXIe siècle. Moi, personnellement, je suis très attentif à la pensée politique et philosophique contemporaine jusqu’au dernier ouvrage de l’année dernière. Alors, je peux penser une théologie à partir de là. Je ne suis pas actuellement professeur de théologie ; personne ne me le demande, ce serait dangereux. Je suis philosophe ; mais si on me demande de faire de la théologie, je suis théologien. Et si on me demande de faire de l’histoire, je suis historien. Je ne connais pas bien ces disciplines, par profession, parmodus vivendi je fais de la philosophie. Mais cette philosophie est comme l’épistémologie de la théologie de la libération qui permet de comprendre l’histoire de la théologie latino-américaine. Je l’ai fait dans un petit livre qui s’appelle Histoire de la théologie de la libération qui en montre les diverses étapes et comment elle s’est construite petit à petit ; car il y a eu une théologie de la libération au XVIe siècle, critique de la conquête, une théologie de la libération de l’émancipation qui critique l’Espagne et le Portugal et qui justifie l’émancipation. La nôtre est, d’une certaine manière, la troisième théologie de la libération, celle de l’émancipation coloniale de notre pays par rapport aux États-Unis et à l’Europe. Maintenant notre ennemi, ce sont les États-Unis, c’est la Métropole dont il faut se libérer. Au XIXesiècle, ce furent l’Espagne et le Portugal et au début ce fut la critique de la conquête qu’a été l’expansion européenne. Alors, il faut avoir une vision historico-mondiale pour ne pas s’attirer des objections d’un côté ou de l’autre.


En fait, vous avez plus ou moins écrit une Histoire de l’Église…
C’est intéressant, nous avons écrit l’histoire de l’Église, la première. Nous avons pris la place des conservateurs, les progressistes et les révolutionnaires n’écrivent jamais l’histoire. Nous, progressistes et révolutionnaires, nous avons écrit la première histoire en 10 tomes, nous avons pris la place des conservateurs sur ce sujet. Maintenant, eux, ils font l’histoire depuis l’Espagne, les gens de l’Opus Dei… Bon, c’est une histoire anecdotique, ennuyeuse comme bien d’autres. La nôtre voulait donner aux acteurs de l’histoire la compréhension de ce qu’ils faisaient. Nous leur avons repris l’histoire, nous leur avons repris la tradition parce que nous l’avons valorisée : c’est un processus sérieux qui a beaucoup d’avenir.


Vous avez affirmé qu’il fallait toujours situer l’histoire dans une perspective mondiale. Aujourd’hui, les « Indignés » de Grèce, d’Espagne, de Wall Street… les étudiants au Chili, les mobilisations des pays arabes remettent en question le modèle capitaliste de la société. Quels sont les dénominateurs communs dans ces mobilisations qui sont des mouvements de libération ?
Le mouvement a commencé en réalité parmi les Arabes en Égypte. Il n’a pas commencé avec les Indignés d’Espagne, c’est un fait et c’est une conséquence de la crise du capitalisme. Le capitalisme, par sa technologie, crée un chômage structurel et le chômage ne peut jamais se résoudre parce qu’il y a, dirait Marx, une « surpopulation ». Mais il n’y a pas de surpopulation ; il y a un système qui nous dit ne pas pouvoir absorber la population, qui ne diminue pas la journée de travail, et une quantité d’autres choses qui créent un goulot d’étranglement où se situe la contradiction, et la contradiction c’est qu’il y a un chômage structurel, spécialement chez les jeunes qui n’entrent pas dans le système. Et cette fois, ce ne sont pas les ouvriers comme le pensait Marx, ce ne sont pas les paysans comme le pensait Mao… mais tout-à-coup ce sont les jeunes, ce sont ceux qui n’ont pas de place dans le système, ils sont hors du système. Tout le système de pouvoir, de plein emploi, de retraites et de sécurité sociale qu’un capitalisme croissant a pu offrir depuis 50 ans s’écroule. En fait maintenant les gens ne prendront plus leur retraite ; ils changeront de travail et ce n’est pas mauvais. Le senior travaillera d’une autre manière. Je ne vois pas pourquoi s’arrêter de travailler ; mais qu’on fasse un travail que puisse faire un senior ; il faut travailler beaucoup moins, 4 ou 5 heures par jour et aussitôt, tout le monde travaillerait ; on gagnera moins parce qu’on aura moins de besoins : on n’aura pas besoin de changer de voiture tous les ans mais tous les trente ans, parce que les voitures seront de bonne qualité ; les vêtements, je ne vais pas en changer tous les jours. Moi, j’ai ces chaussures que j’ai achetées à Chicago en 1989, il y a plus de 20 ans, et je dis : l’usine a dû déjà faire faillite parce que les chaussures sont si bonnes qu’on n’en achète plus d’autres. Mais celles-ci sont vraiment bonnes. Et l’humanité a besoin de beaucoup moins de choses pour augmenter la qualité de vie : la baisse des besoins superflus et la hausse des besoins qualitatifs. On peut réduire beaucoup l’importance de l’économie, on n’a pas besoin de la mode. Mais l’électronique, elle, va devenir la grande affaire. Nous sommes actuellement à la fin d’une époque, vers une nouvelle modernité. C’est une nouvelle époque de l’humanité, au-delà de la modernité. Ce sera un nouveau système écologique, humain, avec d’autres critères que ce qui a débuté au XVIe siècle. La question est grave et nous sommes en train de vivre cette effervescence de la vie ; mais les jeunes ne pourront plus intégrer le système.


Les Indignés sont en train de faire l’histoire…
Je sors actuellement un petit livre : Lettre aux Indignés, je vais le publier ici au Mexique et je vais te l’envoyer au Brésil. C’est une Lettre aux Indignés : un petit traité de 60 pages, politique. Je dis aux Indignés : vous, sur les places, vous pouvez y rester un temps ; mais à la fin vous devrez retourner chez vous. Ce qu’il faut faire, c’est changer le système politique. Le système politique est seulement représentatif et le peuple a été écarté de cette représentation. Il faut créer un système participatif, représentatif et créer toutes les institutions où le peuple pourra exiger une vraie représentation et la contrôler de près. C’est un nouveau sens pour la démocratie. La démocratie en réalité n’a jamais été participative ; celle d’Amérique du Nord fut à peine représentative. Il faut faire une révolution politique pour que les Indignés cessent d’être sur les places et soient, comme peuple, vigilants dans les institutions politiques. Ce sera la fin du capital financier, ce sera la participation du peuple pour l’amélioration de la vie de tous et non pas d’une élite. Une grande révolution est en marche que Marx lui-même n’avait pas prévue parce que, lui, la pensait économique. Mais la révolution est politique parce que quand le peuple prendra le pouvoir, véritablement, institutionnellement, le système économique changera, comme fruit de la décision politique. Nous sommes dans un moment politique et moi j’élabore une philosophie politique et une théologie politique émerge aussi. Il s’agir d’un traité que jamais la théologie n’a traité, le Traité de l’État comme constructeur du Royaume de Dieu.


Cette question est vraiment nouvelle et doit être débattue. Comment la comprenez-vous ?
L’Église est une institution du Royaume de Dieu, mais l’État est autant constructeur du Royaume de Dieu que l’Église. L’Église distribue le pain parce qu’il y a famine, bon. Mais donner à manger à l’affamé, l’État le fait ; c’est son rôle politique. L’Église rappelle qu’il faut donner à manger, bien sûr. Jamais, jusqu’à aujourd’hui, on a fait une bonne théologie de l’État parce qu’on a considéré la théologie et l’État comme deux choses différentes : l’État, c’est le séculier et l’Église, le spirituel. C’est faux : l’État construit le Royaume de Dieu et n’est pas séculier ; c’est une institution qui construit le Royaume de Dieu. L’État n’est pas ecclésial ; mais ce qui se passe, c’est que la religiosité s’identifie au séculier et le fétichisme aussi. La religiosité pénètre l’Église et elle pénètre l’État. C’est une nouvelle théologie. C’est la prochaine théologie de la libération.

Il est difficile de penser à cet État dont vous nous parlez parce que nous sommes habitués à d’autres types d’États…
Oui, mais c’est difficile aussi de parler d’Église parce que nous sommes habitués à d’autres types d’Église. Regardez l’Église bureaucratique, gérontocratique, machiste, dogmatique : quelle tristesse ! Jésus était un homme jeune et notre Église est faite de petits vieux, de machos… Où est la femme ?… Les femmes… Où sont les femmes ? Cette Église ne comprend rien. Alors, quelle Église… ? Elle est pleine de péché. Bon, l’État aussi. De même qu’on fétichise l’Église, on fétichise l’État. Aucune institution n’est parfaite. Ce sont des instruments entre les mains de Dieu ; ce sont les messies prophétiques, les messies réels, ceux qui donnent vie aux institutions. Sans la prophétie, l’Église se bureaucratise. Mais sans l’institution, la prophétie disparait parce qu’il n’y a pas d’école de prophètes, il n’y a pas de tradition. Où est la nouvelle génération ? C’est une institution prophétique qui parfois est davantage une institution et se fétichise… ; parfois elle est davantage prophétie et alors elle remplit son rôle. De même pour l’État. L’État est parfois plus représentatif et dominateur ; mais quand il sera plus participatif, il sera un État messianique. Il faut penser alors à la sainteté du politique et sur ce point rien n’a été fait. On parle de foi et politique comme si je m’engageais dans quelque chose d’obscur, de difficile, de séculier qui n’a rien à voir avec le royaume de Dieu. On m’a demandé de faire un cours sur Foi et politique. Tu ne sais pas ce que je vais faire ! Eh bien je vais parler de la sainteté, de l’engagement politique, constructeur du Royaume de Dieu. C’est d’ailleurs ce que disait par exemple La Pira, un grand démocrate-chrétien qui a été maire de Florence en Italie après la Seconde Guerre mondiale ; c’était un saint, démocrate, chrétien, évangélique, qui luttait pour les gens et pour les pauvres. C’était un grand politique. Ensuite, son parti s’est bureaucratisé, la démocratie qu’ils avaient a fini à droite et maintenant il défend le capital. Angela Merkel n’a rien à voir avec Adenauer, et les démocrates-chrétiens actuels sont tous corrompus par la drogue et la mafia. Mais Adenauer était un grand bonhomme qui a lutté contre Mussolini et un grand politique chrétien. Eux, ils avaient autant de charisme politique qu’un évêque ou un curé ; mais ils travaillaient dans un autre régime institutionnel. Il faut revenir à la mystique de la politique.

- Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3192.
- Traduction de Bernard & Jacqueline Blanchy pour Dial.
- Source (espagnol) : Adital, 14 octobre 2011.
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Notes

[1] Dial publiera prochainement un texte sur la grève et le soulèvement massif qui s’est produit fin mai 1969 à Cordoba, en Argentine – note DIAL.

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