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lunes, 2 de marzo de 2015

"la rotation des charges... c’est fondamental, c’est à dire que personne n’est indispensable, mais que tout le monde a son importance. "

=> Article de lundi.am
Article original ici


A OAXACA IL N’Y A PAS DE DÉFAITE ! »

Deuxième partie de l’entretien réalisé fin décembre 2014 à Oaxaca avec David « El Alebrije », jeune communard des quartiers populaires de Oaxaca.

En juin 2006, le gouverneur de l’Etat de Oaxaca, Ulises Ruiz, membre du PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel, parti unique de fait pendant très longtemps) ordonne l’évacuation de la place centrale de la ville, occupée, comme chaque année, par 

le syndicat enseignant « Section 22 » pour faire valoir ses revendications. Un grand nombre d’habitants de la ville se solidarise avec les enseignants et une rare convergence de mouvements constitue ce que l’Histoire retiendra comme la « Commune de Oaxaca ». Pendant six mois, les habitants insurgés de la ville et de nombreuses autres villes et villages de l’Etat se sont réunis en assemblées (Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca), ont planifié des actions, organisé la vie collective, défendu leur territoire contre la police locale puis contre la Police Fédérale qui ne parviendra que le 29 novembre à rétablir son contrôle sur la ville. David explique ici comment les pratiques amérindiennes d’autonomie matérielle, spirituelle et politique ont influé durablement sur le cours des luttes sociales dans l’Etat de Oaxaca -notamment depuis le soulèvement de la ville- et plus largement sur les luttes au Mexique.

Il nous livre aussi ici sa perception de la situation inédite qui se fait jour à l’échelle du pays depuis la disparition, le 26 septembre dernier, de 43 étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa.

undiMatin : Pendant le soulèvement de la ville en 2006, n’y-a-t-il pas eu un choc culturel entre les pratiques des communautés indigènes et celles, plus classiques des organisations politiques et militantes ?

David : Mais bien sûr évidemment, c’est pour cela que je dis qu’il ne suffit pas de se réunir en assemblée mais bien de parvenir à être « assembléaire ». Les organisations sociales, militantes, amènent toujours tout leur bagage de gandaya comme on dit ici (« truanderie »), leurs techniques d’imposition, leur idéologie... l’utilisation des rumeurs aussi...

Mais dans le cas de l’Oaxaca ( je ne parle pas des organisations ou des syndicats dans les autres États du Mexique) ces mêmes organisations sont très influencées par les institutions des peuples indigènes et je pense qu’au final ça a plus de poids. C’est aussi que les communautés ont plus de représentativité et inspirent du respect. Dans les débats de 2006, les assemblées étaient souvent à deux doigts d’exploser pour des broutilles, ou pour les intérêts de tel ou tel groupe et ceux qui sauvaient chaque fois la situation c’était une ou l’autre autorité d’une communauté indigène qui disait : « compagnons, que se passe t-il ? dans les communautés ça ne se passe pas comme ça, ce n’est pas bien, des gens qui parlent dans tous les coins, qu’est ce que c’est que ça, on est tous ensemble ou 
non ? ».

Un autre aspect important des communautés en "us et coutumes" c’est la rotation des charges... c’est fondamental, c’est à dire que personne n’est indispensable, mais que tout le monde a son importance. Les personnes, même quand elles ont bien accompli leur charge, ne peuvent pas rempiler. S’il s’agit d’une personne qui a respecté la communauté, qui a démontré ses qualités, il ou elle peut rejoindre le conseil des anciens, qui est une institution morale mais forte et qui peut influer sur bien des choses. Dans le cas de problèmes très importants ou de conflits à trancher, ils peuvent être amenés à prendre la décision mais ils ne gouvernent pas. Le conseil des anciens sert avant tout à conseiller le président et le "cabildo" (le conseil du municipio). Et si, à un moment donné, il y a un problème trop important, y compris qui concerne directement l’autorité, alors c’est eux qui interviennent. Quand des personnes ont bien servi, ont bien accompli leur missions, qu’ils ont eu le pouvoir en main et que ça ne les a pas corrompu, alors les gens disent « bon eux, qu’ils passent au conseil des anciens ». Et ça dans les organisations militantes ça n’existe pas. Les « camarades », plus ils avancent, plus ils développent de « manies » politiques, mais ça, en 2006, c’était vite reconnu, identifié comme tel...et ça grâce à la présence des communautés dans les assemblées. Je me rappelle de beaucoup d’épisodes comme ça dans les assemblées de 2006.

LundiMatin : As-tu l’impression que depuis 2006 les cultures politiques dans la ville ont changé ? Cet effet des pratiques indigènes a t-il eu des prolongations dans comment ça se passe aujourd’hui. Y a-t-il eu un avant et un après ?

David : Ce n’est pas toujours très visible car dans la ville les institutions qui gouvernent sont les mêmes qui gouvernaient avant 2006, les institutions électorales, l’État, les partis. Mais oui, ce qui a changé c’est d’abord l’attitude des gens qui participent, qui s’investissent beaucoup plus là où ils le peuvent, dans les écoles, dans les comités de quartiers... Et dans certains comités c’est même très affiché comme étant non-PRIistes ou même anti-PRIistes. Dans les "colonias" (quartiers populaires), il y a cette figure du "convive" qui est intéressante. Le "convive" c’est le comité de chaque quartier populaire, ce sont ses représentants face au gouvernement, en l’occurrence face aux autorités municipales. Mais comme c’est un niveau infra-municipal, la forme n’est pas spécifiée.

Il y a des quartiers où ils font des listes comme s’ils étaient des partis politiques, trois listes et on y va et on vote, mais il y a aussi des quartiers où on fait comme dans les communautés rurales. Là où je vis c’est comme ça qu’on fait : on décide en assemblées comme dans les municipalités us et coutumes. Et c’est très intéressant de voir comment le gouvernement de l’État s’oppose aux quartiers qui veulent prendre eux-mêmes les décisions ou désigner leurs représentants en assemblées, et comment il favorise et finalement impose que cela se fasse par le système des partis politiques. C’est à ça que se voit le changement dans la culture politique, dans cette tension qu’il y a jusqu’au niveau le plus bas que sont ces comités des quartiers. Là aussi l’État lutte pour conserver son pouvoir incarné par ces listes, par ce jeu des couleurs politiques. C’est comme ça qu’ils éduquent les gens à se contenter du « il faut mettre un papier dans la boite ».

L’autre manière c’est celle où on se réunit tous. Alors pourquoi ce n’est pas aussi fort dans les quartiers de la ville que dans les villages ? Parce que dans les quartiers populaires il n’y pas de terre commune sur laquelle l’autorité collective peut s’exercer. C’est très important ça. Alors bien sûr il y a des gens décidés, conscients, qui veulent participer, qui veulent recréer cette forme fondamentale, mais il leur manque cet élément central de la terre... alors ce qui se pratique, c’est la récupération des espaces publics. Dans mon quartier les gens ont commencé par protéger les espaces verts contre l’urbanisation, et se sont mis à s’en occuper eux-mêmes... empêcher avant tout que le gouvernement ne les vende, comme il le fait souvent,... il y a des terrains vagues qu’on a connu pendant des années et dont petit à petit on a fait des jardins publics, et puis un jour ils nous on dit « non », « on a retrouvé un propriétaire, on a fait des lots et on va vendre le terrain pour construire ». Dans notre quartier nous avons empêché cela. Quand le gouvernement est venu en disant « on va faire de nouveaux lots ici », on a dit « non, ici c’est un espace public, et s’il n’est pas reconnu comme tel, et bien reconnaissez le maintenant, nous ne voulons pas plus de maisons ici, nous voulons des jardins, des arbres »... et c’est ce qui s’est passé.


Ce n’est pas toujours évident, ce n’est pas aussi tranché que lors du soulèvement de 2006 comme expression de souveraineté populaire, mais ça prend ces formes là un peu partout, des petits espaces, des assemblées, où les gens s’investissent beaucoup plus qu’avant, et d’une manière plus claire. En tout cas ce mouvement, dans toute sa diversité, est très clairement anti-PRIiste.

Au niveau des élections ça s’est ressenti de diverses manières. Vous connaissez le roman Ensayo sobre la lucidez (« La lucidité ») de José Saramago ? Il y est question d’une ville du Portugal, où il y a eu une abstention record aux élections, notamment du fait de pluies torrentielles, seuls 30 % de votants se sont présentés. Le gouvernement local vacille devant un tel résultat et en vient à dénoncer une « conjuration anarchiste ». Et bien à Oaxaca on ne parle pas de 30 % mais de 17 % de participation aux élections d’ août 2007 ! La plus forte abstention qu’il y ait jamais eu au Mexique. Et de ces 17 %, seulement 8 % ont voté PRI mais ça a suffit pour qu’ils gagnent.

A la différence de « l’Autre Campagne » (lancée par les zapatistes de l’EZLN en 2006), qui est un appel à la non-participation permanente, à Oaxaca le mouvement avait pris la décision précise et circonstanciée de ne pas participer à ces élections.

Avant ça, avaient eu lieu les élections présidentielles de 2006, avec Lopez Obrador, Calderón... là, le peuple avait voté massivement pour Lopez Obrador (Parti Révolutionnaire Démocratique- centre gauche) à Oaxaca. De cette élection, plus que les partis politiques, et plus que les candidats, on retient surtout la manière dont les peuples de Oaxaca ont dit au PRI « nous ne voulons plus de toi ! ». Ce fut la déroute la plus massive que ce parti ait jamais reçu à Oaxaca ! Enfin il y a deux aspects tu vois... Ensuite il y a la non participation, la dé-légitimation totale de la classe politique, comme une forme de plus à travers laquelle le mouvement exprime son refus et sa force.

En 2007, ceux des partis politiques, disaient que pour une fois il n’y avait pas eu de votes « achetés », parce que le PRD qui n’avait jamais gagné, qui se faisait toujours « acheter » la victoire par le PRI, -les gens leur avaient dit « ne gâchez pas l’argent que vous donne le gouvernement pour faire campagne ! »... et l’argent ils l’ont gardé, ils n’ont même pas eu besoin de faire campagne- là ils ont eu des députés, des sénateurs, comme jamais auparavant. La blague entre les gens ici c’était : « ces pauvres types qui ont récolté le gros lot alors qu’ils n’ont rien fait pour ! ». Les gens ne les connaissaient même pas ! Les gens étaient seulement venus pour voter contre le PRI. Tous contre le PRI ! Il y a eu un peu de ces deux stratégies. Et au niveau municipal aussi, ça va sans dire.

LundiMatin : Au vu de ce que vous avez vécu ici en 2006, penses-tu que transposer l’expérience politique des communautés indigènes en "us et coutumes" peut être un objectif à atteindre y compris en ville ?

Au niveau de la ville, oui je pense que ce serait possible... réactiver les assemblées et décider de passer en "us et coutumes" ici... c’est possible mais ça demanderait de passer par un processus d’éducation populaire plus que par une réorganisation administrative, un changement légal.. ici c’est peut-être la volonté des gens qui manque le plus... il y a quand même cet aspect attractif de la démocratie à l’occidentale où tu votes une fois et tu peux te désintéresser de tout pendant des années, c’est quand même plus facile. L’assemblée ça demande beaucoup de travail, vivre comme ça réclame beaucoup de travail... c’est d’autant plus dur dans les villes, non pas parce que les gens sont plus fainéants, mais parce qu’ils n’ont pas le temps, parce que la vie ne leur laisse pas ce temps. Mais oui c’est bien à ça qu’il faudrait parvenir. … en ville, dans les quartiers, c’est souvent le régime de nécessité qui a permis de parvenir à un certain niveau d’organisation.

Dans les communautés indigènes c’est plus évident, il y a le « tekio », le travail communautaire, gratuit, volontaire que chaque personne donne à sa communauté... alors on dit « volontaire » mais dans les communautés on voit bien comme c’est aussi un peu « forcé ». Comme la propriété de la terre est collective, celui qui ne fout rien on se souviendra de lui au moment où il va demander un morceau de terre -comme ils le font tous- avant de se marier... comme tout le monde sait ça, tout le monde participe ! Dans les quartiers ça n’existe évidemment pas, il n’y a pas cette « coercition positive » pour ainsi dire. Dans les « colonias » on s’organise pour se raccorder à l’eau, construire sa rue, son réseau électrique, ses services... mais vient un moment où tout ça c’est fini... et c’est là qu’on intervient, qu’on essaye de prolonger l’organisation commune, mais comme il n’y a pas de propriété collective c’est moins évident... que maintenir alors ? des ateliers, des initiatives... les travaux communautaires qu’il faut toujours faire, pour entretenir la rue, une fois que tu l’as construite... et c’est quand même marquant quand au lieu de dire « ce terrain de basket a été fait par le gouvernement », tu peux dire « c’est nous qui l’avons construit ! ». C’est très différent.

En Bolivie, après le mouvement de El Alto, en 2005 je crois, le pouvoir a curieusement fait la même chose que ce que les autorités d’ici ont fait après le soulèvement. Ils ont grillagé les espaces publics, à commencer par les terrains de basket des quartiers populaires, ça montre bien le sens de ces espaces dans les quartiers. Ici Calderón avait fait un programme d’investissement hallucinant de « récupération des espaces publics », pour les réaménager, y mettre leur logo, les grillager,... et les fermer à clef ! Et d’afficher « Ici, un espace public récupéré ». Mais encore une fois, la plupart des quartiers n’ont pas laissé faire, par exemple dans mon quartier, ils avaient essayé de fermer le terrain au bout de la rue et il y a eu des gens pour virer ce qu’ils avaient posé... et ils ne l’ont pas fermé ! Il est toujours ouvert, jour et nuit. Mais c’est difficile avec les franges plus conservatrices de la population qui disent « mais c’est que ces espaces de vice, ces bandes... des jeunes font des choses la nuit, il faut les fermer... » des choses du genre. Entre les gens qui se connaissent ça ne va pas plus loin, c’est pas une histoire de politique, on leur dit « mais de quoi tu parles, de qui tu parles, qu’est ce que tu as vu, on connaît tout le monde ici dans le quartier ». Mais dès que tu te rapproches du centre, c’est plus difficile, tu ne trouves même plus ces petites formes de communauté.

Dans les quartiers du centre n’en parlons même pas, là tu n’existes même pas, ils disent qu’ils sont les plus « anciens » et ils ne savent même pas qui est le président du quartier... mais si tu t’éloignes de là tu retrouves vite ces liens, ici par exemple c’est le quartier de Xochimilco, ici il y a toujours un convive. C’est le quartier le plus ancien de la ville de Oaxaca et le convive est toujours actif. Ici c’est « la croix de pierre », parce qu’ici il y avait une croix de pierre, juste là... en 2006, il y a eu des affrontements juste ici sur cette place. Mais ce n’est pas pour ça que la croix a été enlevée. Ça s’est passé plus tard, on ne sait pas pourquoi, enfin on imagine pour le même genre de raison que pour les terrains de basket... ils ont commencé à mettre beaucoup d’argent pour modifier les parcs et les places de la ville alors que ça n’était pas vraiment nécessaire. Ici ils sont venus, ils ont enlevé la croix et ils ont mis ce truc un peu plus loin pour la remplacer. Ça représente une croix mais ce n’est pas une croix... ils ont fait ça dans plein d’endroits, tantôt grillager les espaces publics tantôt les détruire tout simplement, leur donner une autre forme.

Ici c’était vraiment évident parce que ça n’avait aucun sens. Quand ils ont présenté les plans de réaménagement, les gens du quartiers ne l’ont pas entendu de cette oreille et ont exigé d’être associés aux décisions, l’architecte voulait mettre une croix dans un cube en verre comme une putain de station de métro ! Horrible, non ? Et du ciment partout où il n’y avait que de la pierre, mais qui fait ça ! Enfin bon les gens ont réussi à imposer que tout soit refait en pierre, la seule chose qu’ils n’ont pas pu imposer c’est la forme finale de cette putain de croix. Tout ça, je vous en parle parce que ça fait partie de la lutte pour l’espace. Si on généralise un peu, on pourrait dire que quand le gouvernement a vu que le peuple avait compris que le cœur de la bataille se menait sur l’espace public, la rue, l’espace commun, sa réponse a été d’investir cette bataille pour l’espace public, avec son pouvoir, avec son argent, avec sa police... et cette bataille il ne l’a pas gagnée, elle continue un peu partout.

Même sur le Zocalo (place centrale des villes mexicaines), en plein centre, vous l’avez vu, cette lutte est visible. Ils ont du militariser la place pour empêcher les camelots de s’installer partout. Alors imaginez dans chaque parc, dans chaque petite place de la ville, il y a cette même lutte . Il y a un petit parc ici en bas que le mouvement s’était approprié... des collectifs du mouvement l’occupaient et y organisaient des choses, et tous les jeudis la police venait mettre la pression jusqu’à ce qu’ils se fatiguent. Et aujourd’hui il s’y passe toujours des choses, sur un autre mode, des fêtes, des projections, on ne le voit plus maintenant mais ce sont les organisations du mouvements de 2006 qui l’ont « récupéré » au départ. Il faudrait reconquérir tous les espaces de cette manière. Il me semble que la meilleure manière de traduire ici la lutte pour les "us et coutumes" et pour la communalité c’est précisément cette lutte pour reprendre l’espace public.

LundiMatin : L’intervention de la Police Fédérale qui a mis fin au soulèvement de 2006 a-t-elle été vécue comme une défaite ?

Il n’y a pas eu de défaite. Un tag est devenu fameux après la répression de 2006 qui disait « En Oaxaca no hay derrota ! » ( A Oaxaca, il n’y a pas de défaite ! ), c’est ce que les gens écrivaient sur les murs dès les lendemains de la répression. Nous nous considérons comme la partie ultime d’une résistance séculaire, résistance qui n’a jamais été défaite, pourquoi devrait-elle l’être aujourd’hui ? Et encore moins dans les circonstances dans lesquelles cela a fini. Si l’État a porté le dernier coup au mouvement, ce ne fut pas le seul. Le mouvement a auparavant lui aussi porté des coups au gouvernement. Ce fut un coup très fort, c’est vrai. Alors que beaucoup de gens ont immédiatement cherché à poursuivre la lutte sous une autre forme, il y en a un certain nombre qui se sont découragés, qui se sont laissés gagner par l’impuissance, pas tant par la peur... et cela aussi à cause de la trahison d’un certain nombre de leaders du mouvement, il y a eu une crise de confiance, de la méfiance, oui plutôt ça que de la peur. Non ce ne fut pas une défaite.

Après 2006, ce qui s’est passé, ce qui se passe dans tout le Mexique aujourd’hui, est la confirmation de ce qui était survenu à Oaxaca. Aujourd’hui tout le Mexique est comme Oaxaca en 2006, à Tijuana, même à Cancun, on sort dans la rue. Tout le monde le voit maintenant, partout on emprunte le même chemin, par la lutte, par la reprise de l’espace public. Dans les mouvements qui ont eu lieu après, dans les manifs contre l’imposition de Peña Nieto (actuel président PRI du Mexique), pour exiger le retour des jeunes disparus... on retrouve Oaxaca toujours, partout. A travers la Section 22, les organisations, les peuples, à chaque moment. Ici a aussi commencé d’une certaine manière l’offensive contre Peña Nieto. Quand il est venu pendant sa campagne, il est sorti et les gens se sont mis à lui courir après... jamais on aurait cru ça possible, qu’on puisse faire ça sans qu’ils ne nous butent.

Le mouvement n’a plus la forme concentrée qu’il a eu en 2006, mais il est toujours là, peut-être avec plus de force encore. En 2012 encore, Oaxaca a été la ville où il y a eu le plus de manifs, loin devant le District Fédéral (Mexico City), il n’y avait pas un jour sans manif, comme si les gens se disaient, après tant de répression, il faut recommencer à sortir, à prendre la rue jusqu’à le refaire une autre fois. 2012 c’était aussi l’année des élections présidentielles.

Alors oui l’intervention de la police fédérale fut un grand coup, 26 compagnons ont été assassinés et on ne nous a pas rendu justice, beaucoup d’agressions, de viols contre nos camarades... mais depuis dans le pays il y a eu des cascades de meurtres, de disparitions, qui font que nos 26 assassinés paraissent peu à comparer aux milliers qui sont morts dans tout le Mexique après 2006. Combien sont morts des mains mêmes du gouvernement, des milliers, des milliers sans réponse jusqu’à aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a la mobilisation pour les 43 disparus d’Ayotzinapa qui nous enthousiasme beaucoup et nous donne de l’espoir. C’est comme si on avait perdu la capacité de s’étonner du crime au Mexique, pendant ces douze années il y a eu une vraie décomposition sociale, c’est évident. Cela ne peut plus se cacher sous le tapis. Le monde entier le sait aujourd’hui.

Nous espérons que ça serve pour que les gens ici au Mexique se rendent compte qu’on ne peut pas continuer comme ça. Avec la mobilisation pour Ayotzinapa, nous avons vu des gens que nous n’avions pas vu depuis 2006 qui s’étaient éloignés par déception, par méfiance, par fatigue, par peur pour certains, revenir dans la rue.
La seule demande du retour des élèves de l’École Normale Rurale d’Ayotzinapa ne suffira pas... il faudra la volonté des forces du mouvement social, une volonté de s’unir, de partager l’essentiel. Il me semble que les gens des organisations sociales de lutte, la frange « consciente », militante, dans son ensemble ne comprend pas bien ce qui se passe aujourd’hui dans la tête des gens. Je dirais même que les gens, tous ces gens qui sortent dans la rue depuis trois mois, depuis les disparitions, sont plus avancés que les militants qui sont censés « orienter » le mouvement. Je vois les gens dire « unissons-nous pour dégager Peña Nieto », et je vois des organisations, des militants, dire « non nous n’irons pas à cette manif parce qu’il y a tel groupe qui participe ». Quelle incompréhension !

Le plus dur toujours c’est de mettre les gens d’accord dans ce pays.
Beaucoup aussi se demandent « mais après, quoi ? ».
Qu’on sache ou non clairement vers où aller c’est un chemin sur lequel il va falloir avancer, pour y voir clair. J’ai vu tellement de choses échouer avant d’avoir commencé pour être restées au stade des préliminaires sans que quiconque ose faire le premier pas. Nous pensons que cette consigne de « retrouver les jeunes d’Ayotzinapa vivants » ouvre toutes grandes les possibilités, aussi parce que c’est une demande juste. Comment y arriver ? Il ne faudrait pas que ça reste au stade de la crise politique nationale, il faudrait que ça sorte des frontières... parce que l’avenir du Mexique depuis longtemps ne se décide plus dans le pays... il y a d’un côté Peña Nieto et de l’autre... il y a les puissances du pétrole et du gaz. Sachant cela il faut monter la pression pour qu’ils se disent que si le mouvement grandit c’est bien pire pour eux que le départ de Peña Nieto. C’est drôle mais avant les vacances de Noël, Peña Nieto a annoncé qu’il partait rendre visite à Obama en janvier... un voyage bien loin de toute cette agitation d’ici. Il part demander de l’aide pour se maintenir en place. Mais il y a énormément de mexicains aux États-Unis... ils ont grandement participé à la mobilisation depuis les disparitions... il y a eu de grandes manifestations de rues, des milliers de personnes dans les rues des États-Unis... ce qui est remarquable parce que beaucoup de mexicains des États-Unis ne sortent pas dans la rue d’habitude, parce qu’ils sont souvent en situation irrégulière.

Que faire ensuite ? On ne le sait pas vraiment... je pense que les projets autonomes, les petites initiatives autogestionnaires, les grandes aussi, parce qu’il y en a aussi ! Les grands territoires et municipalités libérées... sont autant de graines qui sont déjà semées... et le gouvernement est un eucalyptus, un arbre moribond, comme une ombre vénéneuse... et les graines semées ne vont pas pousser si on ne coupe pas l’arbre... Il y a les expériences dans la société mexicaine pour construire d’autres formes d’organisation sociale, plus libertaires, plus horizontales, plus indigènes aussi, quant au sens de la « communalité », au sens collectif de la terre... Le Mexique est prêt, comme disait Ricardo Flores Magón : « le peuple mexicain est prêt pour le communisme ». Le communisme dans son sens anarchiste bien sûr.

Je reprendrai ses paroles pour la situation aujourd’hui. Le Mexique est prêt du fait de la douleur, mais aussi du fait de toutes ces initiatives locales, du fait aussi de l’expérience des grandes organisations de base, des syndicats de lutte, desmunicipalités autonomes zapatistes, des municipalités us et coutumes d’ici, despolices communautaires du Guerrero, de la partie populaire des groupes d’auto-défense du Michóacan, de beaucoup d’expériences aussi que nous ne connaissons pas directement, les usines autogérées en différents endroits du Mexique, comme celle des travailleurs de l’usine de pneus Euskadi à Jalisco, des usines coopératives de boissons... toutes ces expériences doivent venir nourrir le mouvement... le problème pour ceux, comme nous, qui sont pris dans les initiatives concrètes, autogérées, autonomes -nous en parlons souvent à la CASOTA (lieu collectif autogéré dans Oaxaca)- c’est de construire d’une main ces réalités concrètes mais de l’autre ne pas oublier d’être dans le mouvement, dans la rue, ne pas s’isoler. Le pire qui pourrait arriver serait de perdre ça de vue. On peut être égoïste sans le vouloir. Comment continuer à construire, à travailler, à se lier avec ce qu’on fait, là où on le fait, et en même temps, rester en contact avec le commun, avec la rue, avec ce que pensent les gens qui, partout, veulent le changement... ce sont des questions importantes pour nous tous... tenir ensemble les initiatives les plus locales, les plus concrètes avec les horizons les plus grands, les plus amples.

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