Loin des leaders charismatiques et des causes purement exotiques, les zapatistes refont parler d’eux. Des habitants de San Cristóbal de Las Casas tirent un premier bilan de la récente action d’éclat – bien que silencieuse – des communautés rebelles du Chiapas [1].
Depuis la grande marche du 13 Baktun, ce jour du 21 décembre 2012 où plus de quarante mille zapatistes ont occupé silencieusement plusieurs villes du Chiapas, la marmite maya n’a cessé de bouillir. Dans les villages tzeltales, tzotziles, tojolabales et choles, on s’affaire. Dans les Caracoles, on construit de nouveaux bâtiments, de nouvelles places. Les réunions se succèdent. On consulte, on redistribue les tâches. « Beaucoup de travail », rapportent les bases d’appui zapatistes. « On se prépare depuis longtemps… », « Ça va bientôt commencer… »
Nombreux sont ceux qui, à San Cristóbal de Las Casas, vivent dorénavant entre soulagement, euphorie et attente. Les adhérents de la Sixième Déclaration de la Selva Lacandona, lancée par l’EZLN en 2005, échangent leurs impressions : « Enfin ! Il était temps ! Ça fait un moment qu’on attendait ça ! », s’exclame Paolo, célébrant la fin de quatre années de silence quasi complet de l’Ejercito zapatista et de repli relatif des communautés indiennes. « Ils ont brisé le blocus médiatique, et cela de manière surprenante, imaginative, en associant politique et poésie ; c’est pour cela qu’ils ont réussi à toucher le cœur des gens. » Pour Jasmín, habitante de San Cristóbal, c’est « une bouffée d’air frais, dans un moment de désespérance pour le pays, avec le retour du PRI. [2] Je suis émue de penser qu’ils peuvent toujours construire des réseaux d’espoir. Ils ont des propositions. Ils ont avec eux plein de jeunes qui n’étaient pas là en 1994. Ils ont beaucoup avancé avec l’autonomie. » « C’est le moment d’apprendre de l’expérience des communautés zapatistes, de leur générosité, de leur force, s’enthousiasme son amie Noémi. C’est incroyable ce qu’ils arrivent à faire avec si peu de moyens. Ce qu’ils sont capables de montrer, nous n’en avons pas encore mesuré la valeur. »
Bien sûr, les doutes et l’inquiétude sont à fleur de peau. Forte d’une longue expérience due à sa participation à des mouvements de lutte en Amérique centrale, Victoria reste dubitative : « On attend toujours de comprendre où ils veulent en venir ! » Paolo, lui, craint qu’ils ne s’enferrent à nouveau « dans le petit jeu du pugilat avec la gauche électorale », qui a tant contribué à l’isolement des zapatistes après l’Autre campagne de 2006. Pour Jasmín, le risque est que la société civile mexicaine ne soit pas à la hauteur des propositions zapatistes. Mais Victoria, pour le coup, met ses doutes de côté : « La société civile va peut-être enfin se mobiliser, après toutes les invitations qu’ils nous ont faites. Je pense que cela va arriver… »
Depuis l’impressionnante mobilisation surprise du solstice d’hiver, les communiqués de l’EZLN se succèdent à un rythme quasi quotidien. Rien à voir avec l’abstinence communicative des années précédentes, dont on comprend aujourd’hui qu’elle ne témoignait pas d’une décomposition de l’EZLN – comme les médias et les intellectuels bien-pensants l’avaient un peu trop vite proclamé – mais d’un travail silencieux de préparation. Tantôt il s’agit de facéties du sup Marcos qui se croque, à moitié nu, sous une pluie de flèches lancées par ses critiques. Tantôt c’est un très officiel communiqué adressé au président de la République et à son gouvernement, rebaptisés Ali Baba et les quarante voleurs, comportant seulement le dessin d’un vigoureux doigt d’honneur au président Peña Nieto, en réponse au lancement très médiatique de sa croisade nationale contre les pauvres… pardon, contre la faim, et ce, rien moins qu’à Las Margaritas, l’une des villes occupées par l’EZLN en 1994 et, à nouveau, à la fin de l’an dernier. Une vraie provocation, à la lisière de la zone d’influence zapatiste ! Tantôt, encore, l’EZLN annonce la nomination d’un deuxième sous-commandant en la personne de l’ex-lieutenant-colonel tzeltal Moisés, signe d’une importante réorganisation interne. Le tout accompagné, à chaque fois, de clips, pour le plaisir de la danse, pour faire un tour du monde des références musicales zapatistes, ou encore de dessins animés politico-humoristiques [3].
De cette nouvelle étape de la lutte zapatiste, qui se dévoile en prenant son temps – ce qui met à l’épreuve bien des impatiences occidentales –, ce que l’on sait est déjà substantiel. Les deux organes nés de la Sixième déclaration de la Selva Lacandona, en 2005, l’Autre Campagne, rassemblant organisations et collectifs mexicains, et la Zesta Internacional – qui aurait dû mener à l’organisation d’une nouvelle rencontre « intergalactique » – fusionnent dans ce qui se dénomme désormais « La Sexta » : non pas une organisation centralisée, mais un réseau de luttes anticapitalistes. Il est mis fin ainsi à une séparation entre les actions propres au Mexique et celles qui se déroulent ailleurs. Il n’y a plus même lieu de parler du « national » et de « l’international » : la Sexta nouvelle version se donne un seul terrain d’action, la planète Terre. Certes, la dimension internationale du mouvement zapatiste n’est pas nouvelle et remonte à la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme de 1996. Mais, pour une organisation comme l’EZLN, dont le nationalisme viscéral a pu déconcerter nombre de sympathisants européens, c’est un pas considérable. De fait, le sous-commandant Marcos ne signe plus ses messages de son traditionnel « Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain », mais « Depuis n’importe quel recoin de n’importe quel monde »…
Les communiqués soulignent qu’il n’est plus guère nécessaire de débattre du Non qui nous rassemble, à savoir un anticapitalisme conséquent, « en bas à gauche » et hors de la voie étatique et électorale. Il convient désormais de nous concentrer sur les Oui, sur ce que nous voulons construire. D’où les questions : « Quel monde voulons-nous ? », « Que faut-il faire ? », « Comment ? », « Quand ? » et « Avec qui ? » Ce qui suppose, par exemple, d’intensifier la réflexion sur ce que peut être un monde post-capitaliste, dès à présent. Et d’insister sur le fait que ces Oui ne sont pas acquis et qu’ils se construiront collectivement.
De la façon de procéder, on ne sait pas tout encore. Cette tâche, proposée dans un premier temps principalement aux adhérents de la Sexta, associera des personnes du monde entier et des bases d’appui zapatistes dans les villages du Chiapas qui, manifestement, désirent partager leur expérience de dix ans d’autogouvernement. Ils ont du reste rédigé un manuel intitulé Gouvernement autonome (tome I et II). En tout cas, une grande fête est annoncée, en août, pour célébrer une décennie de Conseils de bon gouvernement. « Il est temps que nous fassions vraiment le monde que nous désirons, insiste le sous-commandant Moisés. Ici, on entend dire souvent : “Quand le pauvre croira dans le pauvre, nous pourrons chanter liberté”. Sauf qu’ici, non seulement nous l’avons entendu mais nous sommes en train de le mettre en pratique. Voilà le fruit que veulent partager nos compañer@s. »
Avec ces propositions, les zapatistes jouent le tout pour le tout. Ils sont prêts à risquer ce qu’ils ont patiemment construit depuis 1994. Avec les dix ans des Juntas [4], les trente ans de la fondation de l’EZLN, puis les vingt ans du soulèvement armé, l’année 2013 sera une année décisive pour les zapatistes et pour la Sexta. Et pour nous tous ?
Nombreux sont ceux qui, à San Cristóbal de Las Casas, vivent dorénavant entre soulagement, euphorie et attente. Les adhérents de la Sixième Déclaration de la Selva Lacandona, lancée par l’EZLN en 2005, échangent leurs impressions : « Enfin ! Il était temps ! Ça fait un moment qu’on attendait ça ! », s’exclame Paolo, célébrant la fin de quatre années de silence quasi complet de l’Ejercito zapatista et de repli relatif des communautés indiennes. « Ils ont brisé le blocus médiatique, et cela de manière surprenante, imaginative, en associant politique et poésie ; c’est pour cela qu’ils ont réussi à toucher le cœur des gens. » Pour Jasmín, habitante de San Cristóbal, c’est « une bouffée d’air frais, dans un moment de désespérance pour le pays, avec le retour du PRI. [2] Je suis émue de penser qu’ils peuvent toujours construire des réseaux d’espoir. Ils ont des propositions. Ils ont avec eux plein de jeunes qui n’étaient pas là en 1994. Ils ont beaucoup avancé avec l’autonomie. » « C’est le moment d’apprendre de l’expérience des communautés zapatistes, de leur générosité, de leur force, s’enthousiasme son amie Noémi. C’est incroyable ce qu’ils arrivent à faire avec si peu de moyens. Ce qu’ils sont capables de montrer, nous n’en avons pas encore mesuré la valeur. »
Bien sûr, les doutes et l’inquiétude sont à fleur de peau. Forte d’une longue expérience due à sa participation à des mouvements de lutte en Amérique centrale, Victoria reste dubitative : « On attend toujours de comprendre où ils veulent en venir ! » Paolo, lui, craint qu’ils ne s’enferrent à nouveau « dans le petit jeu du pugilat avec la gauche électorale », qui a tant contribué à l’isolement des zapatistes après l’Autre campagne de 2006. Pour Jasmín, le risque est que la société civile mexicaine ne soit pas à la hauteur des propositions zapatistes. Mais Victoria, pour le coup, met ses doutes de côté : « La société civile va peut-être enfin se mobiliser, après toutes les invitations qu’ils nous ont faites. Je pense que cela va arriver… »
Depuis l’impressionnante mobilisation surprise du solstice d’hiver, les communiqués de l’EZLN se succèdent à un rythme quasi quotidien. Rien à voir avec l’abstinence communicative des années précédentes, dont on comprend aujourd’hui qu’elle ne témoignait pas d’une décomposition de l’EZLN – comme les médias et les intellectuels bien-pensants l’avaient un peu trop vite proclamé – mais d’un travail silencieux de préparation. Tantôt il s’agit de facéties du sup Marcos qui se croque, à moitié nu, sous une pluie de flèches lancées par ses critiques. Tantôt c’est un très officiel communiqué adressé au président de la République et à son gouvernement, rebaptisés Ali Baba et les quarante voleurs, comportant seulement le dessin d’un vigoureux doigt d’honneur au président Peña Nieto, en réponse au lancement très médiatique de sa croisade nationale contre les pauvres… pardon, contre la faim, et ce, rien moins qu’à Las Margaritas, l’une des villes occupées par l’EZLN en 1994 et, à nouveau, à la fin de l’an dernier. Une vraie provocation, à la lisière de la zone d’influence zapatiste ! Tantôt, encore, l’EZLN annonce la nomination d’un deuxième sous-commandant en la personne de l’ex-lieutenant-colonel tzeltal Moisés, signe d’une importante réorganisation interne. Le tout accompagné, à chaque fois, de clips, pour le plaisir de la danse, pour faire un tour du monde des références musicales zapatistes, ou encore de dessins animés politico-humoristiques [3].
De cette nouvelle étape de la lutte zapatiste, qui se dévoile en prenant son temps – ce qui met à l’épreuve bien des impatiences occidentales –, ce que l’on sait est déjà substantiel. Les deux organes nés de la Sixième déclaration de la Selva Lacandona, en 2005, l’Autre Campagne, rassemblant organisations et collectifs mexicains, et la Zesta Internacional – qui aurait dû mener à l’organisation d’une nouvelle rencontre « intergalactique » – fusionnent dans ce qui se dénomme désormais « La Sexta » : non pas une organisation centralisée, mais un réseau de luttes anticapitalistes. Il est mis fin ainsi à une séparation entre les actions propres au Mexique et celles qui se déroulent ailleurs. Il n’y a plus même lieu de parler du « national » et de « l’international » : la Sexta nouvelle version se donne un seul terrain d’action, la planète Terre. Certes, la dimension internationale du mouvement zapatiste n’est pas nouvelle et remonte à la Rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme de 1996. Mais, pour une organisation comme l’EZLN, dont le nationalisme viscéral a pu déconcerter nombre de sympathisants européens, c’est un pas considérable. De fait, le sous-commandant Marcos ne signe plus ses messages de son traditionnel « Depuis les montagnes du Sud-Est mexicain », mais « Depuis n’importe quel recoin de n’importe quel monde »…
Les communiqués soulignent qu’il n’est plus guère nécessaire de débattre du Non qui nous rassemble, à savoir un anticapitalisme conséquent, « en bas à gauche » et hors de la voie étatique et électorale. Il convient désormais de nous concentrer sur les Oui, sur ce que nous voulons construire. D’où les questions : « Quel monde voulons-nous ? », « Que faut-il faire ? », « Comment ? », « Quand ? » et « Avec qui ? » Ce qui suppose, par exemple, d’intensifier la réflexion sur ce que peut être un monde post-capitaliste, dès à présent. Et d’insister sur le fait que ces Oui ne sont pas acquis et qu’ils se construiront collectivement.
De la façon de procéder, on ne sait pas tout encore. Cette tâche, proposée dans un premier temps principalement aux adhérents de la Sexta, associera des personnes du monde entier et des bases d’appui zapatistes dans les villages du Chiapas qui, manifestement, désirent partager leur expérience de dix ans d’autogouvernement. Ils ont du reste rédigé un manuel intitulé Gouvernement autonome (tome I et II). En tout cas, une grande fête est annoncée, en août, pour célébrer une décennie de Conseils de bon gouvernement. « Il est temps que nous fassions vraiment le monde que nous désirons, insiste le sous-commandant Moisés. Ici, on entend dire souvent : “Quand le pauvre croira dans le pauvre, nous pourrons chanter liberté”. Sauf qu’ici, non seulement nous l’avons entendu mais nous sommes en train de le mettre en pratique. Voilà le fruit que veulent partager nos compañer@s. »
Avec ces propositions, les zapatistes jouent le tout pour le tout. Ils sont prêts à risquer ce qu’ils ont patiemment construit depuis 1994. Avec les dix ans des Juntas [4], les trente ans de la fondation de l’EZLN, puis les vingt ans du soulèvement armé, l’année 2013 sera une année décisive pour les zapatistes et pour la Sexta. Et pour nous tous ?
Notes
[2] Parti révolutionnaire institutionnel, qui a tenu le pouvoir pendant des décennies jusqu’en 2000.
[3] Comme celui, inspiré de Thomas C. Douglas, où des souris, heureuses de leur belle démocratie, glissent dans l’urne un bulletin pour élire un chat blanc ou un chat noir. Voir là !
[4] Juntas de buen gobierno : organes d’autogouvernement dont se sont dotées les communautés rebelles.