Honduras : Les tambours de la resistance
(par O.C.)
En 1797, quelques 2000 survivants dela “guerre caraïbe” sont
débarqués par les Anglais sur l´île de Roatan, au large des côtes du Honduras,
d´où ils sont transférés à Trujillo par les colons espagnols pour la défense du
port face aux incessantes attaques des corsaires anglais. Les “Caraïbes Noirs”,
comme on appelle alors les Garifunas, fondent des villages le long d’un
littoral dépeuplé où ils pratiquent l’agriculture par rotation
(traditionnellement dévolue aux femmes), la pêche, le commerce de contrebande
et le travail saisonnier – les colons anglais contrôlent alors l’exploitation
des bois précieux au Honduras Britannique (Belize) et dans la Mosquitia, dont
la forêt tropicale humide,la plus étendue d’Amérique après celle de l’Amazonie,
recouvre un vaste territoire entre le Honduras et le Nicaragua.
La situation s’inverse avec l’implantation des compagnies
bananières américaines au début du XXème siècle. La United Fruit, la Standard
Fruit et la Cuyamel Fruit Company se partagent les terres le long de la régioncôtière
à la faveur de concessions exorbitantes octroyées au titre de la construction
de chemins de fer, et se bâtissent un empire dont le poids économique et
l’influence politique vaudront au Honduras le surnom de ”République bananière”
(expression née sous la plume de l’écrivain et voyageur américain O. Henry). La
pression sur les terres communautaires ira s’accentuant à mesure que de
nouvelles populations s’installent dans la région. Le retrait progressif des
compagnies après la grande grève de 1954 augmente le nombre de paysans sans
terre ; la Réforme agraire consiste alors davantage en un projet de
colonisation et d’avancée du front agricole que de redistribution des terres
des grandes propriétés, accentuant la pression territoriale sur la côte nord et
les communautés garifunas.
Le peuple garifuna est né de la rencontre entre esclaves
marrons et Indiens caraïbes sur l’île de Saint-Vincent. La langue garifuna, de
famille arawak, témoigne d’une histoire aux échanges multiples – dont un
certain nombre de vocables français incluant la numération. En 1795, les
Garifunas s’allient à la France révolutionnaire contre les troupes anglaises
qui finissent par écraser la résistance héroïque des Garifunas, déportés vers
Roatan au cours d’une traversée ou périssent une grande partie des survivants.
Aujourd’hui, les Garifunassont confrontés à l’expansion des nouveaux empires du
capital et des transnationales, désireuses de tirer profit du tourisme et des
conditions d’exploitation locales, sous les auspices d’un gouvernement
néolibéralultra-corrompu qui sévit dans la continuité du coup d’Etat du 28 juin
2009 contre le président Manuel Zelaya, qui avait osé promouvoir quelques
réformes en faveur des travailleurs et adhérer à l’Alternative Bolivarienne
pour les Amériques (ALBA) d’Hugo Chavez.
En décembre dernier, le Congrès, dominé par le Parti
National au pouvoir, a voté la destitution (illégale) des quatre des cinq juges
de la Cour Suprême ayant voté, deux mois auparavant, l’inconstitutionnalité des
“ciudades modelos” (“villes-modèles”), ou “charter-cities”, également baptisées
RégionsSpéciales de Développement dans les réformes (in)constitutionnelles
entreprises début 2011, puis Zones d’Emploi et de Développement Economique
(ZEDE) dans la loi organique approuvée en juin 2013. Conçues par l’économiste
américain Paul Romer, les “charter-cities” se définissent comme des espaces
urbains dotés d’une juridiction, d’un système d’administration public et d’un
régime fiscal autonomes, et de la faculté de contracter des dettes et signer
des accords internationaux en matière de commerce et coopération – bref, de véritables
enclaves soustraites à la souveraineté nationale, sortes de zones franches 2.0
dont les emplacements seraient projetés, l’un sur la côte pacifique autour du
port d’Amapala, les deux autres sur la cote caraïbe – l’un dans la zone d’Omoa,
à proximité de Puerto Cortes, l’autre autour de Puerto Castilla, entre Trujillo
et la rivière Sico, entre les départements de Colon et Gracias a Dios,zone supposément “inhabitée”
qui concentre plus d’une vingtaine de communautés considérées comme “sanctuaire
de la culture garifuna” (il s’agit des communautés les moins urbanisées) par
l’Organisation Fraternelle Noire Hondurienne (OFRANEH).
L’OFRANEH, fondée dans les années 1970, est la fédération
de défense des droits politiques, culturels et territoriaux du peuple garifuna.
Les luttes qu’elle a menées pour défendre les terres des plus de quarante
communautés d’ouest en est de la côte hondurienne ont abouti, en 1996, suite à
la PremièreMarche des Tambours, à un Accord présidentiel pour leur
titularisation, en tant que terres communautaires – et à ce titre, inaliénables
(seuls les habitants de la communauté peuvent disposer de la terre en usufruit).
Pour autant, les titres communautaires ne recouvrent généralement que les zones
résidentielles, à l’ exclusion des terres “auxquelles ils ont
traditionnellement accès pour leurs activités traditionnelles et de
subsistance” – selon les termes de la Convention 169 de l’Organisation
Internationale du Travail(OIT), ratifiée par le Honduras en 1994 mais
notoirement méconnue par les gouvernements successifs depuis lors. L’inadaptation
de la législation nationale, la superposition des titres individuels et
collectifs et des juridictions, les pratiques de corruption et d’abus de
pouvoir et la continuité des politiques néolibérales de promotion des
investissements perpétuent les ventes illégales et autres expropriations –
comme dans le cas du quartier garifuna de Río Negro, Trujillo, ou la
municipalité a fait valoir une loi d’expropriation forcée afin de permettre la
construction d’un embarcadère pour navires de croisière, qui fait partie d’un
vaste projet d’investissement touristique dans l’ensemble de la baie,mené par
le Canadien Randy Jorgensen, “Roi du porno” canadien, sous le nom de Banana
Coast.
Autre mégaprojet emblématique du tourisme d’enclave
que gouvernement et investisseurs cherchent à promotionner, le complexe Bahia
de Tela, rebaptisé Indura Beach & Golf Resort, qui comprend la construction
d’un hôtel cinq étoiles, d’un terrain de golf et autres villas sur la lagune de
Los Micos, entre les communautés garifunas de San Juan, Tornabé, Barra Vieja et
Miami, au cœur du Parc National Jeannette Kawas – du nom d’une militante
écologiste assassinée en 1995 pour la lutte qu’elle a menée au nom de la
défense des écosystèmes de la baie et des communautés qui en tirent leur
subsistance. La première phase de construction vient d’être achevée à grand
renfort de main d’œuvre sous-payée desdites communautés. Sous couvert de
promesses d’emploi et autres bénéfices sociaux, les grands projets de tourisme
d’enclave reproduisent un modèle d’exclusion et d’accumulation fondé sur le
mépris des biens communs, de l’environnement et des communautés humaines qui
l’habitent, générant dépendance et marginalité au nom du “développement”,
concept amical sous lequel le langage commun a pris l’habitude de dissimuler
les forfaits du capitalisme mondialisé. L’approvisionnement en eau de la
communauté de Tornabéa brutalement décru, tandis que les terres de Miami et
Barra Vijas sont d’ores et déjà cernées par la spéculation immobilière.
Les grandes plages de sable fin qui depuis plus de
200 ans sont l’habitat naturel d’un peuple qui regarde vers la mer, sont les
nouvelles frontières de la voracité sans limite du capital à la recherche de sa
propre accumulation. Dans les communautés voisines de San Juan et Triunfo de la
Cruz, de part et d’autre de l’autrefois port bananier de Tela, les ventes
illégales de terres, avec la complicité de la municipalité, pour l’extension de
l’élevage bovin,la construction de projets immobiliers ou des maisons de
vacance de la classe politique, ainsi que la persécution des militants de la
défense des terres ont fait l’objet, face à l’inefficience et à la corruption
des instances judiciaires, de demandes internationales auprès de la Commission
Interaméricaine des Droits de l’Homme. La radio Faluma Bimetu de Triunfo de la
Cruz, première radio garifuna, pionnière de la lutte pour la défense des terres
et la constitution d’un réseau national de radios communautaires, a été la
cible de plusieurs attentats, dont un incendie volontaire en 2010.
En août 2012, quelques centaines de jeunes, femmes
et hommes de différentes communautés ont maintenu le campement installé sur les
terres de Vallecito, entre Limon et Punta Piedra, dans le département de Colon,
au milieu des menaces et intimidations des gardes privés qui empêchaient l’accès
aux terres usurpées par Reynaldo Villalobos, narcotrafiquant notoire et Miguel
Facussé, oligarque propriétaire (entre autres) d’immenses étendues de palme
africaine dans toute la région. Les 1600 hectares de terre légalement inscrites
au nom de six entreprises associatives paysannes garifunas sont emblématiques
du mouvement garifuna pour la récupération et la titularisation des terres
ancestrales ; elles témoignent également de la violence et de l’impunité qui se
sont emparés du pays. Les terres de Vallecito, situées dans une frange littorale
inhabitée qui sert de zone de transit au narcotrafic, sont le symbole d’une
lutte et d’une espérance envers et contre tout : il y a là suffisamment
d’espace pour développer cultures vivrières, plantes médicinales et université
autonome – et offrir un refuge aux communautés menacées par le changement
climatique et la montée du niveau de la mer.
A 216 ans de l’exil en terre centraméricaine, l’OFRANEH
mèneinlassablement un combat inégal pour la sauvegarde des territoires et de la
culture garifuna – dont la langue, les musiques et les danses ont été déclarées
“chef d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité” par l’UNESCO, et
font la force et la cohésion d’une lutte quotidienne pour continuer d’exister, dans
les communautés comme dans les marches et occupations qui visent à exiger les
droits à la vie et au respect d’une cosmovision et d’une société plus humaines
que le système qu’elles dénoncent.
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