Le 1er janvier 1994, dans le sud-est mexicain, un groupe d’indigènes, le visage recouvert d’un passe-montagne et armés de fusils rustiques, défiait le gouvernement et l’armée du Mexique. Ils réclamaient la terre, du travail, un toit, de la nourriture, la santé, l’éducation, la liberté, l’indépendance, la démocratie et la justice pour les 56 ethnies de la République. La nouvelle d’un soulèvement populaire dans le coin le plus pauvre du pays faisait l’effet d’une douche froide autant sur la classe politique que sur les élites patronales, car à cette époque, l’information qui faisait la une des principaux média était la si fameuse entrée du Mexique dans la « modernité » à travers la signature du Traité de Libre Echange. En plus de souligner une relation asymétrique entre deux pays faisant partie du G8 et leur homologue mexicain, ce traité avait pour objectif la consolidation du modèle néolibéral. C’est pour cette raison que le mouvement néo-zapatiste faisait irruption sur la scène politique afin de dénoncer la comédie néfaste et abjecte préparée par le président de l’époque : Carlos Salinas (du Parti Révolutionnaire Institutionnel, PRI).
Dans un long entretien, publié sous le titre Marcos, le seigneur des miroirs, le sous-commandant insurgé Marcos expliquait : « Nous (les zapatistes) voulions démontrer que l’entrée du Mexique dans le premier monde reposait sur une imposture. Imposture non seulement à l’encontre des indigènes, comme le montra la crise de 1994-1995, mais aussi pour les classes moyennes et les classes laborieuses, comme on les appelait autrefois. Et même pour une frange importante du secteur des entreprises. Notre position coïncide avec la rupture des simulacres, nous disons que la mise en scène instaurée avait commencé à opérer, ou même qu’elle est déjà à l’œuvre dans d’autres pays qui sacrifient une partie importante de leur histoire et d’un secteur social ». [2]
Au début, le gouvernement a essayé de dénaturer non seulement le contenu du soulèvement indigène mais en plus, avec un mépris cinglant pour le monde indigène, il n’a pas hésité à soutenir que le soulèvement était manipulé par des groupes étrangers. Même le prix Nobel de Littérature, Octavio Paz, à l’instar de la grande majorité des membres de l’establishment culturel du pays habitué aux prébendes, aux sinécures et aux privilèges dont ils sont « gavés » [3] par ceux qui
dirigent en donnant des ordres, suggérait que le soulèvement répondait à des intérêts extérieurs visant à plonger le pays dans une spirale de violence.
Dès ses premiers communiqués, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) se fit remarquer non seulement parce qu’elle était un groupe qui se réclamait de la révolution à une époque de « démocratisation » libérale et de la désintégration de l’Union Soviétique mais du fait de la rhétorique de son discours [4]. Ce groupe de « noctambules » donna l’impression d’arriver en retard dans le débat national et donc, de ne pas comprendre l’esprit des temps nouveaux.
Ironie de l’histoire, cette guérilla surgissait à un moment où était proclamée la fin de la lutte armée en Amérique Latine [5], selon le diagnostic de Jorge Castañeda, un sociologue mexicain, Secrétaire des Relations Extérieures sous le gouvernement de Vicente Fox (du Parti d’Action Nationale, PAN).
Irruption prophétique et espoirs intergalactiques.
« L’Eglise des pauvres », comme expression d’un Christianisme de la Libération, a accompagné les mouvements de résistance en Amérique Latine. Le rôle que jouèrent quelques membres du clergé, depuis la lutte contre le pouvoir colonial espagnol jusqu’à la rébellion héroïque contre le néo-libéralisme colonial du XXIème siècle, en passant par les luttes pour l’Indépendance au XIXème siècle et par celles de libération au cours du XXème, fait partie de la mémoire des mouvements d’émancipation latino-américains. Fort de l’antécédent de Vatican II, le noyau prophétique et subversif du Christianisme de la Libération reprit de la vigueur. Les séquelles du travail réalisé par les Communautés Ecclésiales de Base et les réseaux de base eurent un impact fort sur la formation et la configuration du mouvement zapatiste. Avec des emblèmes tels que les mythes messianiques, les stratégies utopiques et traditionnelles, les mouvements sociaux eurent la possibilité de créer et de proposer des projets alternatifs au pouvoir.
Dès qu’il fit irruption, le mouvement néo-zapatiste se montra original et global. Une date significative est le 27 juillet 1996, où Ana María, officier supérieur indigène, dans le discours inaugural qu’elle prononça à l’occasion de la Première Rencontre Intercontinentale pour l’Humanité et contre le Néo-Libéralisme, pointait deux globalisations. D’un côté, celle du capitalisme néo-libéral (d’esprit colonialiste) qui mercantilise tous les aspects de la société, qui homogénéise les gens et qui chosifie la nature et d’un autre, une mondialisation de la résistance, de la lutte et de la rébellion représentée par des peuples, des organisations et des individus qui cherchent à construire des passerelles pour un dialogue symétrique et fédérateur. Unis dans la définition de la problématique mais respectueux des différences. Dans ce sens, Marcos remarquait que « le mouvement indigène zapatiste est un symbole qui se refuse à être sacrifié sur l’autel d’un monde standardisé où toutes les différences sont soit intégrées et cessent d’être des différences ou bien elles sont éliminées. Le mouvement indigène refuse cela et il relève le défi. D’où la sympathie qu’il suscite dans des secteurs à l’origine aussi lointains du monde indigène que le sont les jeunes, les anarchistes, les émigrants, ceux qui ont été arrachés à leur terre, ici et là, en Europe, aux Etats-Unis et au Mexique (…) Nous travaillons à l’instauration d’une société où nous aurons une place sans que cela signifie que nous allons homogénéiser cette société. Nous travaillons à l’instauration de l’idée que tous doivent être des indigènes et que celui qui ne serait pas indigène devra disparaître ». [6]
La lettre de bienvenue que le Commandement lut aux participants de la Rencontre Intercontinentale de 1996 se terminait sur la devise suivante : Planète - Terre. Ce n’est pas un hasard si Naomi Klein reconnut l’importance de ce Meeting comme prémisse fondamentale à la constitution du mouvement altermondialiste et à la mise en marche du Forum Social Mondial en 2001 [7]
D’autre part, le discours éthico-politique néo-zapatiste est novateur dans le domaine linguistique, celui du jargon politique car il déterre les lieux communs. L’importance de la parole dans la lutte nous renvoie à la récupération de la mémoire, outre la charge symbolique de la non-contemporanéité du contemporain. Par exemple, le fait de « commander en obéissant » n’est pas seulement une pratique de résistance, alimentée par la tradition des communautés indigènes, qui « renvoie à un mélange de contenus relatifs au temps, le futur et le passé, l’aurore et le crépuscule ou le crépuscule et l’aurore sociaux » mais en plus, c’est une fusion entre politique et éthique qui s’oppose à la philosophie politique bourgeoise. Dans un autre entretien accordé au sociologue français Yvan Le Bot, Marcos confirme que « pour les zapatistes, les valeurs éthiques sont une référence fondamentale qui compte plus que la realpolitik. Les décisions des zapatistes contournent la realpolitik, car les zapatistes accordent plus de valeur aux implications morales ». [8]
L’élément éthique est incontournable dans le discours et dans la pratique zapatistes. Il est important de rappeler le fameux épisode de la capture par l’EZLN du général Absalon Castellanos Dominguez (militaire et gouverneur de l’état du Chiapas de 1982 à 1988, partisan du PRI) dans sa propriété « El Momón ». Après un jugement populaire, rendu par un tribunal militaire zapatiste, il ne fut pas condamné à l’échafaud mais à « vivre jusqu’au dernier de ses jours dans la honte d’avoir reçu le pardon et la générosité de ceux qu’il a aussi longtemps humiliés, séquestrés, dépouillés, volés et assassinés ». [9] Cette manière de concevoir la justice montre la probité et la stature morale du mouvement zapatiste et le distingue de tout autre type de mouvements sociaux. [10]. Selon l’expression de Walter Benjamin, la violence divine du mouvement zapatiste est encore plus violente et radicale que celle de nombreux groupes terroristes ou fondamentalistes. C’est la violence divine qui s’oppose à la violence structurelle.
La guerre de basse intensité : le massacre d’Actéal.
Walter Benjamin écrivit dans la sixième de ses Thèses sur la philosophie de l’Histoire : « Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître ‘ tel qu’il a été vraiment’. Cela signifie s’emparer d’un souvenir tel qu’il étincelle en un instant de danger… Le seul qui ait le droit d’allumer dans le passé l’étincelle de l’espoir est l’historien traversé par l’idée que même les morts ne seront pas à l’abri de l’ennemi, si ce dernier est vainqueur. Et cet ennemi n’en a pas fini d’être vainqueur ».
Après une importante mobilisation nationale, le gouvernement et les zapatistes acceptent un « cessez-le-feu » et entament les Conversations de Paix, connues aussi comme « Le dialogue de la cathédrale », car elles eurent lieu dans la cathédrale de San Cristóbal de las Casas, avec la médiation de l’évêque Samuel Ruiz, [11] Dans une lettre datée du 16 février 1994, le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène et le Commandement Général de l’EZLN soutenaient : « Le mot de vérité qui vient du plus profond de notre histoire, de notre douleur, des morts qui vivent en nous, combattra avec dignité sur les lèvres de nos chefs. Le canon de nos fusils se taira pour que notre vérité parle avec des mots pour tous, les mots qui se battent dans l’honneur, il n’y aura pas de mensonge dans nos cœurs d’hommes authentiques. A travers notre voix, s’exprimera la voix du plus grand nombre, de ceux qui n’ont rien, de ceux qui sont condamnés au silence et à l’ignorance, qui ont été expulsés de leur terre et de leur histoire par la souveraineté des puissants, la voix de tous les hommes bons qui sillonnent ces espaces de douleur et de rage, celle des enfants et des vieillards qui sont morts dans la solitude et l’abandon, des femmes humiliées, des hommes humbles. A travers notre voix, s’exprimeront les morts, tellement seuls et oubliés, tellement morts et cependant tellement vivants dans notre voix et dans nos actes ».
En juin 1994, l’EZLN lança la Seconde Déclaration de la Forêt Lacandonienne pour exhorter la société civile à former une Convention Nationale Démocratique. On peut y lire que « toutes les formes de luttes permettant de favoriser le passage à la démocratie au Mexique sont nécessaires ». Parallèlement aux Dialogues de Paix, le gouvernement mexicain, à ses trois niveaux, déploya une stratégie de contre-insurrection dans tout l’Etat du Chiapas, et envoya l’armée harceler les communautés en rébellion. A la fin 1994, fut publiée la Troisième Déclaration de la Forêt Lacandonienne où l’EZLN appelle à « la lutte pour la justice, la démocratie et la liberté, par tous les moyens, à tous les niveaux et partout ». Cette Troisième Déclaration a pour contexte la crise économique qui condamna des millions de mexicains à la pauvreté et obligea une grande majorité d’entre eux à émigrer aux Etats-Unis. En outre, en décembre, les zapatistes parvinrent à briser l’encerclement militaire dans 38 municipalités de l’état du Chiapas.
Le 1er janvier 1996, fut publiée la Quatrième Déclaration de la Forêt Lacandonienne qui annonçait la création d’un Front Zapatiste de Libération Nationale (FZLN). Le sous-commandant Marcos prononça ces mots : « La démocratie dans un pays démocratique ne se limite pas à tenir des élections démocratiques. Elle signifie quelque chose de plus profond, à savoir la relation entre gouvernants et gouvernés… Le plus grand défi du Zapatisme est de proclamer qu’il est possible de faire de la politique sans se poser la question du pouvoir. Nous l’affirmons. Et nous parions : quel type de politique conduire sans la référence à la prise du pouvoir ? Quelle est la référence électorale ? La référence des partis politiques. Nous pouvons construire une formation politique sans envisager de prendre le pouvoir. Et nous l’affirmons. Ceci constitua la Quatrième Déclaration de la Forêt Lacandonienne où l’on peut lire : ‘Nous voulons une nouvelle façon de faire de la politique, créons une nouvelle organisation politique’. Pour que cela devienne concret, il faut respecter un processus » [12]
Nous fîmes remarquer qu’en un an, nous en étions à la quatrième Déclaration de la Forêt Lacandonienne. Pendant 12 mois, les zapatistes non seulement durent redéfinir leurs stratégies et leur positionnement sur l’échiquier politique mais aussi ils durent faire face à la guerre « de basse intensité » engagée par le gouvernement colombien. L’un des épisodes les plus ignominieux de cette « guerre de basse intensité » fut le massacre perpétré dans la communauté d’Actéal où, le 22 décembre 1997, furent assassinés 45 indigènes tzotziles, dont des femmes enceintes et des enfants. Le gouvernement de Felipe Calderon (2006-2012) et la majeure partie de la classe politique mexicaine non seulement assurèrent l’impunité aux auteurs intellectuels qui orchestrèrent cette action comme le chef de l’Etat d’alors, Ernesto Cedillo, conseiller de différentes entreprises privées nord-américaines, mais en plus, la Cour Suprême de Justice de la Nation, sous prétexte que le Ministère public avait fabriqué les preuves, ordonna la libération de près de 20 indigènes qui avaient été arrêtés et inculpés pour ce massacre. Ensuite, le 4 novembre, 9 paramilitaires furent libérés.
Il convient de mentionner que le 21 avril 2009, le Centre des Droits de l’Homme Bartolomé de las Casas et l’organisation civile « Les Abeilles » avaient informé de la possible libération de quelques paramilitaires qui avaient dû participer au massacre. Cependant, aussi bien pour la Cour Suprême de Justice que pour les « paladins du système », c’est-à-dire, les avocats du Centre de Recherche et d’Enseignement Economique (C.I.D.E.), l’inconsistance des preuves était un motif pour mettre en œuvre un recours en justice, qui impliquerait à la fin, la libération de 20 détenus. C’est en ce sens que nous pouvons ajouter à la liste des « mercenaires de la justice » [13] les noms de Hugo Eric Flores Cervantes-évangéliste et professeur au CIDE et d’Hector Aguilar Camin, directeur de la revue Nexos qui prirent part à la machination [14].
Dans le cadre d’une « guerre de basse intensité » livrée par l’Armée mexicaine contre les communautés autonomes zapatistes, le 22 décembre 1997, près de 90 paramilitaires proches du PRI firent irruption dans la chapelle où étaient en prières les habitants de la communauté autonome « les Abeilles » et les massacrèrent. Il est important de signaler que le groupe « Les Abeilles » était constitué de sympathisants de la cause zapatiste mais ils n’étaient pas zapatistes au sens strict. Il est évident que le massacre d’Actéal répondait davantage à une politique de contre-insurrection qu’à un « conflit entre indigènes », comme l’affirma le secrétaire du gouvernement et futur candidat PRI à la présidence Francisco Labastide Ochoa. Et même, dans un article publié le 20 décembre 2007, dans le journal mexicain La Jornada, Carlos Montemayor soutenait qu’il s’agissait d’un épisode d’une stratégie de guerre et par conséquent, la logique d’une administration de guerre prenait le pas sur la possibilité d’une solution politique.
Dans un climat d’amnésie délibérée, de répression systématique et de criminalisation des mouvements sociaux au Mexique, nous devons prendre au sérieux l’opinion de Walter Benjamin selon laquelle les morts ne sont pas à l’abri. Le massacre d’Actéal est un chapitre de plus de l’histoire qui nous met en garde contre « l’état d’exception », la règle sous laquelle nous vivons. Il ne faut pas oublier le massacre d’Actéal, il faut se souvenir que ce fut un crime d’Etat évident et donc, il faut agir en conséquence et exiger que les coupables soient châtiés. Pour l’heure, c’est la mémoire de la « dignité » qui les juge et les condamne.
Les douze années tragiques du Parti Action nationale [15]
Le 19 juillet 1998, fut publiée la Cinquième Déclaration de la Forêt Lacandonienne où sont consignées les demandes en matière de terre, de logement, de travail, de pain, de soins médicaux, d’éducation, de démocratie, de justice, de liberté, d’indépendance nationale et de paix dans la dignité. En plus d’exhorter la société civile à une consultation nationale pour la reconnaissance indigène et contre la guerre d’extermination, l’EZLN soulignait l’impérieuse nécessité d’une Réforme constitutionnelle en matière de droits et de culture indigènes et bien sûr, la prise en compte des Accords de San Andrés [16]
Après presque soixante-dix ans d’hégémonie du PRI, le Parti Action Nationale (PAN, parti conservateur et de tendance libérale) accéda à la présidence de la République mexicaine aux élections de 2000, à travers son candidat Vicente Fox [17]. La fameuse « transition vers la démocratie au Mexique » se traduisit par une accentuation et un approfondissement de l’agenda néo - libéral. Sous l’administration Fox, les salaires connurent une chute réelle, la migration vers les Etats-Unis augmenta (il y avait déjà en 2004 plus de 48 millions de mexicains de l’autre côté du rio Bravo), la flexibilité de l’emploi et la précarisation du travail accompagnaient la criminalisation des mouvements sociaux.
En février et mars 2001, l’EZLN allait entreprendre la Marche de la Couleur de la Terre et parcourut en 37 jours une distance de 6 mille kilomètres, marche qui se termina au Congrès le 28 mars. Leur but était d’exposer les causes de leur lutte, les requêtes et les exigences des peuples indigènes [18]. Il convient de mentionner que les membres du Parti Action Nationale n’étaient pas présents lorsque le Commandement de l’EZLN prit la parole au Congrès. En effet, depuis quand le noyau créole, constitué de gens bien, était-il un interlocuteur abordable pour les indiens ? Comment cela pouvait-il être possible ? Ces indiens du Chiapas qui remettaient en cause le système de classes !
Le 25 avril 2001 est une date significative pour le repositionnement politique de l’EZLN car ce jour-là, le Sénat approuva, grâce au vote des trois partis les plus importants (PRI, PAN, PRD), une réforme constitutionnelle en matière de droits indigènes. Cependant, cette réforme était radicalement différente de celle qu’avait proposée l’EZLN et trahissait même l’esprit des Accords de San Andrés. La gauche institutionnelle, c’est-à-dire, le Parti de la Révolution Démocratique découvrait finalement le vrai visage de ceux qui en faisaient partie : une ribambelle de profiteurs du Budget Public. Que rêver de mieux qu’un portrait en paroles du PRD fait par le Sous - Commandant Marcos ? :
« Le PRD, le parti des ‘erreurs tactiques’. L’erreur tactique, qui consiste, grâce à des pactes électoraux, à favoriser les affaires de familles déguisées en partis. L’erreur tactique de s’allier avec le PAN dans quelques états et en particulier au PRI. L’erreur tactique de la contre-réforme indigène et des paramilitaires de Zinacantan. L’erreur tactique de Rosario Robles [19) et les vidéos scandaleuses. L’erreur tactique de harceler et d’exercer la répression contre le mouvement estudiantin de la UNAM en 1999 [20]. L’erreur tactique de la ‘Loi Ebrard’ [21] et la ‘loi Monsanto’. L’erreur tactique de la ‘tolérance zéro’ importée de l’extérieur et de poursuivre jeunes, homosexuels et lesbiennes coupables du délit d’être différents. L’erreur tactique de trahir la mémoire de ses morts, d’accepter leurs assassins comme candidats aux élections et de recycler les exclus des candidatures du PRI. L’erreur tactique de convertir des mouvements populaires en bureaucraties partisanes et gouvernementales. L’erreur tactique du manque de clarté face à des mouvements de résistance et de libération dans d’autres pays, de s’incliner face au pouvoir nord-américain et de tout faire pour s’arranger avec les puissants. L’erreur tactique de l’alliance avec le narco - trafic dans le District Fédéral. L’erreur tactique de réclamer de l’argent aux gens en leur disant que c’est pour aider ‘ en sous-main’ les zapatistes. L’erreur tactique de faire une cour indigne aux secteurs les plus réactionnaires du clergé. L’erreur tactique de se servir des morts dans la lutte, comme carte valant impunité pour voler, dépouiller, corrompre, réprimer. L’erreur tactique de courir vers le centre, éperdu de bonheur, avec son chargement d’erreurs tactiques » [23].
Avec la contre-réforme indigène, le Parti de la Révolution Démocratique a démontré qu’il n’était qu’un parti comme tous les autres, sans divergences idéologiques de fond avec le PRI ou le PAN, en ce qui concerne les bagarres pour le budget et pour les charges publiques. Un parti qui s’était adapté à la logique de la démocratie libérale et opportuniste, un parti qui ne rechigne pas à accepter dans ses rangs des transfuges du PRI pour les recycler sur ses listes électorales. Le PRD se convertissait en parti de l’amnésie et de l’ignominie.
Suite à la trahison de la classe politique mexicaine, l’EZLN réalise que cette classe politique n’est pas la solution mais au contraire une partie du problème structurel dont souffre le pays. De sorte qu’en août 2003, les zapatistes créent les Juntas de Buen Gobierno (Ndt : Comités de Bon Gouvernement), réinterprétant ainsi tout un héritage de pratiques d’autonomie et d’autogestion inspirées des formes communautaires du monde indigène et paysan. Cette façon de relier l’autonomie aux formes de résistance aura un fort impact sur la configuration des mouvements sociaux anti - système en Amérique Latine [24]. Il est intéressant de noter cette défiance envers l’ancienne et traditionnelle classe politique de la part des mouvements sociaux dans différents endroits d’Amérique Latine.
Dans un autre ordre d’idées, nous ne devons pas détacher la lutte contre le narco - trafic des stratégies de contre-insurrection, phénomène qui s’est appliqué, et c’est toujours le cas au Mexique, sous le gouvernement de Felipe Calderon (2006-2012). Par exemple, en novembre 2010, la journaliste Laura Castellanos annonça : le « Commandant Ramiro », membre de l’Armée Populaire Révolutionnaire Insurgée (ERPI) fut exécuté au cours d’une opération contre le narco – trafic. Le Secrétariat de la Défense soutint que « le Commandant Ramiro » entretenait des liens avec le narco - trafic, cependant, une telle accusation n’a jamais fait l’objet d’aucun signalement. Dans le même ordre d’idées, Castellanos elle - même a déclaré : « Récemment, un responsable indigène du sud-est du Chiapas a été soupçonné d’entretenir des liens avec un autre groupe de narco - trafic. Il a été arrêté, des photos ont été prises et l’information a été divulguée dans la presse. Cependant, il a été remis en liberté par la suite par manque de preuves crédibles. Le pays passe par un moment très délicat car la seule stratégie qu’ait appliquée Felipe Calderon a été de faire circuler l’armée dans les rues et les zones rurales. Evidemment, cette stratégie a connu un échec retentissant et des plaintes concernant la mort et la torture de civils ont été ignorées. Dans ce contexte, les communautés indigènes qui ont assumé leur autonomie sont plus vulnérables, comme ce fut le cas de celle de Santa Maria Ostula, dans l’état de Michoacan, communauté qui non seulement fait face à une situation socio-économique marginale mais qui subit la violence de groupes paramilitaires liés au narco - trafic. Au cours de ces derniers mois, trois membres de l’organisation paysanne Bienes Comunales Casa del Pueblo (Ndt : Biens Communaux de la Maison du Peuple), entre autres le président Francisco de Asis Verdia Manuel, ont été enlevés et sont portés disparus, et l’on reste sans aucune nouvelle d’eux » [25].
L’accession du Parti Action Nationale à la Présidence de la République a conditionné la nouvelle répartition géographique et par conséquent, a déclenché une lutte intestine parmi les divers groupes criminels du pays. L’évasion, en 2001, de Joaquin Guzman Lœra, mieux connu sous le nom de « El Chapo Guzman » (Ndt : Guzman le Courtaud), chef du « Cartel de Sinaloa », révéla de façon évidente que le gouvernement fédéral s’était tourné vers un groupe criminel spécifique [26]. La classe politique, PRI, PAN, PRD, fait partie du crime organisé et vice-versa.
Sous le mandat de Calderon, l’EZLN a continué de pratiquer sa politique de « commander en obéissant » dans les communautés autonomes. Sans renoncer à engager un dialogue autant pratique que théorique, non seulement avec les principaux mouvements sociaux en Amérique Latine, mais aussi avec des intellectuels comme Pablo Gonzalez Casanova, Sylvia Marcos, Walter Mignolo, Enrique Dussel, Naomi Klein, Jean Robert, Immanuel Wallerstein, Raul Zibechi, John Berger, Gilberto Valdez entre autres, au cours du mois de décembre 2007, dans le cadre du Premier Colloque International In Memoriam de Andrés Aubry. Et deux ans plus tard au Premier Festival Mondial de la « Digna Rabia » qui fut célébré dans la ville de México, dans le Caracol de Oventik (Ndt : village zapatiste) et dans la ville de San Cristobal de las Casas. L’EZLN continua la lutte contre le système capitaliste, dans la mesure de ses possibilités, ainsi que contre les lourds assauts idéologiques de la démocratie représentative. La critique des armes et les armes de la critique, comme Marx aimait à dire, continuent d’être fondamentales dans la pratique zapatiste.
L’autre Politique
A la veille des élections présidentielles de 2006, l’EZLN publia sa Sixième Déclaration de la Forêt Lacandonienne. Sa structure mettait l’accent sur six points fondamentaux : 1) Ce que nous sommes 2) Où nous en sommes maintenant 3) Comment nous voyons le monde 4) Comment nous voyons notre pays, le Mexique 5) Ce que nous voulons faire 6) Comment nous allons le faire.
Dans le document, l’EZLN exposait clairement sa position face aux partis politiques qui « ont approuvé une loi qui ne vaut rien, car ils ont tué et enterré le dialogue et peu importe ce qu’ils décident ou ce qu’ils signent car ils n’ont pas de parole ». [27] Cependant, cette rupture avec la classe politique n’a pas signifié un regard passif, si fréquent parmi les universitaires et les chroniqueurs de pacotille, mais la résistance active et quotidienne dans les municipalités rebelles. La critique du système capitaliste et de sa logique destructrice est centrale dans cette déclaration. Ici réside une différence importante, car si avant l’EZLN s’en prenait à la globalisation néo - libérale, maintenant elle dénonce ouvertement le capitalisme et évidemment, son expression politique : la démocratie libérale bourgeoise.
L’autre politique « depuis le bas et pour le bas » que promeuvent les zapatistes n’est pas une création ex nihilo mais le fruit « de plusieurs siècles de résistance indigène et de l’expérience zapatiste elle-même ». Cela est précisément l’une des principales caractéristiques des mouvements d’émancipation latino-américains car, d’un côté, ils perturbent la politique bourgeoise à l’œuvre depuis le XVIeme siècle et de l’autre, ils minent à la racine la pesante chape de la colonialité du pouvoir. Au moyen de l’organisation horizontale, de l’auto - gestion comme mode de production, de la décentralisation des décisions (sur le plan politique et moral), de la démocratie « les yeux dans les yeux » et évidemment, d’une autre manière d’établir des rapports avec la nature, les mouvements sociaux latino-américains, en général, et les zapatistes, en particulier, consolident, la longue tradition libertaire des opprimés, tout en apportant de nouvelles expériences.
La colonialité du Pouvoir, lourde structure de domination, se fonde sur l’interaction entre la race, le genre et le travail. Cependant, cette structure, de même que le capitalisme, est l’expression de relations sociales historiques bien précises et donc, elle peut être transformée pour peu que nous modifiions notre réalité, à travers la
praxis. Dans les communautés autonomes, on essaye de transformer cette structure de domination. C’est en ce sens que les mots de la Comandanta Hortensia éclairent la décision de démonter la « colonialité du pouvoir » enracinée dans l’imaginaire social. Pour elle, « par exemple, dans l’organisation politique, il y a eu des femmes à la direction de notre organisation, comme au Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène (CCRI), des responsables à l’échelon local et régional, ainsi que la nomination de nombreuses compañeras comme suppléantes au CCRI. Les femmes participent déjà aux assemblées villageoises, les femmes sont présentes aussi lors des ateliers politiques ou des assemblées générales, pour élire leurs responsables, par exemple les responsables municipaux, les Assemblées de Bon Gouvernement, des femmes sont agents municipaux, commissaires dans les communautés et les comités d’éducation. Et aussi pour élire les responsables politiques dans la communauté, comme les responsables locaux (…). C’est pour cela que nous les femmes ne devons pas rester à part. Nous devons nous préparer sans cesse. Pour pouvoir continuer et progresser le plus possible à tous les niveaux du travail. Si nous ne le faisons pas, nous qui appartenons encore à ce monde, un monde où nous les femmes n’avons pas de visage, de nom ni de voix pour les capitalistes et les néo - libéraux. Il est donc temps d’exercer et de faire valoir nos droits. Mais pour pouvoir mener à bien tout cela, nous n’avons besoin de rien d’autre que de la volonté, de la détermination, de la force et de l’esprit de rébellion. Nous n’avons pas besoin de demander la permission à personne. Tout ce que nous faisons est bien vrai, je n’invente rien. Nous l’avons démontré lors de la Troisième Rencontre, au Caracol de la Garrucha, il y a un an. Là, nous avons parlé et nous avons expliqué nos activités en tant que femmes. » [28].
Face à l’étonnement de quelques uns mal renseignés, la paresse d’autres un peu perdus et la déception de nombreux arrivistes, l’EZLN a décidé de ne pas se joindre au projet du candidat de la diligente Gauche Institutionnelle : Andrés Manuel Lopez Obrador. Une telle décision valut aux zapatistes de contourner non seulement l’encerclement militaire mais aussi un nouvel encerclement informatif. Il ne fait pas de doute qu’une partie de la classe politique et patronale du pays ne se sentait pas à l’aise avec la popularité croissante, dans certains secteurs de Lopez Obrador. En dépit des manigances et des arguties de Vicente Fox pour discréditer Lopez Obrador, ce dernier sut capitaliser le mécontentement social. Mais en 2005, quelle perception l’EZLN avait-elle de la figure de Lopez Obrador ?
« L’Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) qui fut propulsé au sommet de la démocratie ‘moderne’ (c’est-à-dire les sondages) grâce à l’absurde campagne du couple présidentiel. Celui qui convertit la mobilisation citoyenne contre cette campagne de discrédit en un acte de promotion et d’exhibitionnisme personnel. Celui qui ne prononça pas, lors de la mobilisation contre le discrédit dont il était l’objet, la phrase qui aurait été réellement souhaitable, à savoir : ‘Aucun dirigeant n’a le droit de prendre la tête d’un mouvement mobilisé pour une cause juste, si c’est pour l’annexer à son projet personnel de recherche du pouvoir et le négocier dans ce but et cela, en cachette de la majorité’. Lui qui appelle à une marche du silence et, loin de le respecter, il l’utilise pour s’adresser au Pouvoir et imposer à tous la parole d’un seul (…). Lui qui a pour principal ‘comité d’appui’ indigène au Chiapas les caciques et les paramilitaires de Zinacantan, ceux-là même qui ont attaqué la marche zapatiste le 10 avril 2004. Lui qui se voit déjà portant l’écharpe présidentielle (…). Lui qui s’est comparé avec Francisco I. Madero, oubliant que la similitude avec Madero ne se limite pas à l’image du démocrate emprisonné par Porfirio Diaz mais qu’elle englobe aussi le Madero qui forma son équipe gouvernementale aux côtés des partisans de Porfirio Diaz lui-même (il fut d’ailleurs trahi par l’un d’entre eux). Et aussi le Madero qui, se détournant des réclamations des pauvres, se consacra au maintien de la même structure économique d’exploitation, d’extorsion et de racisme que celle édifiée par le régime porfiriste. Andrés Manuel Lopez Obrador et les oiseaux de son entourage ont ‘oublié’ ces détails. Et surtout, ils ont ‘oublié’ que face à Madero, les zapatistes ont brandi le Plan d’Ayala. Ce plan à propos duquel Madero a prononcé à peu près ces mots : ‘Publiez-le, afin que tout le monde sache que ce Zapata est fou’. Mais laissons les histoires du passé et les comparaisons. Nous sommes au début du XXIème siècle et non pas du XXème(…). La proposition principale du programme présidentiel d’A.M.L.O. est ‘stabilité macro-économique’, c’est-à-dire, ‘profits croissants pour les riches, misère et dépouillement croissants pour les pauvres et un service d’ordre contrôlant le mécontentement de ces derniers’. Critiquer le projet d’A.M.L.O., ce n’est pas critiquer un projet de gauche, car ce n’est pas le cas, selon les déclarations et les promesses de Lopez Obrador au Pouvoir Suprême. Il a été clair et les seuls à ne pas le voir sont ceux qui ne veulent pas le voir (ou bien que cela n’arrange pas), cependant, ils continuent de le regarder et de le présenter comme un homme de gauche. Le projet d’A.M.L.O. est un projet du centre, comme il le dit lui-même (…). Si Salinas de Gortari fut quand il était au gouvernement, l’artisan exemplaire de la destruction néo-libérale au Mexique, Lopez Obrador veut être le paradygme de l’artisan du réordonnancement néo-libéral. Tel est son programme » [29]
Cela bien connu, après la catastrophe électorale et la fraude de 2006, la diligente Gauche Institutionnelle (qui pour les zapatistes « n’est qu’une gauche de la honte »), au lieu de procéder à une auto - critique sur la manière dont ils se firent rouler par la classe politique elle-même, avec laquelle ils allaient de pair dans des affaires ou dans des projets sur six ans (Ndt : durée du mandat présidentiel), il préféra passer son temps à vilipender le zapatisme [30]. Le président du PRD d’alors Leonel Cota Montaño et quelques « chroniqueurs à sa solde » rendirent coupable l’EZLN de la déroute de Lopez Obrador. Sans se donner le moins du monde la peine de saisir la reconfiguration politique et idéologique des mouvements sociaux, comprendre leurs objectifs (symboliques et matériels), ni réfléchir sur les conséquences que le silence complice (par exemple, celui de Lopez Obrador face au vote en faveur du PRD au Sénat à l’encontre des Accords de San Andrés ou celui de Cota Montaño face à l’hostilité du gouvernement de Juan Sabines, ex-PRI comme le précédent, contre les communautés zapatistes, parmi tant d’autres), silence complice que cette diligente gauche institutionnelle a observé face aux décisions ignominieuses et aux actions abjectes du Pouvoir.
Il est incontestable que les douze années tragiques (Ndt 6 ans x 2) virent s’exacerber le mécontentement, la frustration et le délitement social du fait de la violence structurelle constamment présente et de la justice sociale inexistante, une carence perpétuelle dans les sociétés post - coloniales. Il ne fait aucun doute que les séquelles de la situation sociale actuelle et la production en série de gens bons pour le rebut qu’elle engendre [31], apparaissent clairement dans les niveaux de pauvreté (31 millions de pauvres) et de corruption terribles qui règnent dans le pays (selon ce que laissent transparaître des observations internationales, au cours des six dernières années, le Mexique a rétrogradé de 33 places). Sur cette toile de fond, quelques secteurs de la société mexicaine décidèrent d’appuyer par la voie du Mouvement de Régénération Nationale (MRENA) la candidature réitérée en 2012 d’Andrés Manuel Lopez Obrador [32]. Evidemment, la stridente ritournelle des chroniqueurs de pacotille et des intellectuels organiques de la diligente Gauche Institutionnelle insulta la position de l’EZLN et d’autres mouvements sociaux (comme le Mouvement pour la Paix dans la Justice et la Dignité) qui ne s’alignèrent pas sur la campagne d’A.M.L.O. De nouveau, les indigènes zapatistes ne comprenaient pas ce qui se passait…
Pourquoi, en effet, puisque depuis 2005, l’EZLN, qui avait exposé sa position face à la politique de ceux d’en haut, la politique bourgeoise magique, devait-elle se replier sur un projet qui n’impliquait pas une rupture avec le capital ? Pour quelle raison, si depuis 2001, la diligente Gauche Institutionnelle avait déjà révélé sa position envers le pouvoir et sa faiblesse pour lui, alors qu’elle devait servir de gouvernail aux opprimés ?
La « faible force messianique » depuis la forêt lacandonienne.
Dans son célèbre ouvrage, Das Passagen Werk, Walter Benjamin interprétait la modernité comme « l’époque de l’enfer » [33]. Effectivement, pour Benjamin, l’époque moderne, située dans une temporalité vide, était définie par rapport au marché et à la logique du capital. La raison instrumentale joua le rôle d’une arme pour la domination des peuples et d’outil d’exploitation de la nature. Aujourd’hui, cette raison instrumentale n’est plus seulement un instrument mais une dictature. Le capitalisme comme religion, peut-être la plus féroce, la plus implacable et irrationnelle, qui ne consent aucun type de rédemption, menace de destruction l’Humanité et la Planète. Cependant, la vision prophétique de Benjamin renferme des possibilités de lutte, des moments de résistance, des lueurs d’espoir et de rébellion ; c’est la « faible force messianique » des victimes.
Les dieux de la mort, ceux qui se nourrissent de sang et des « valeurs en usage », ne reconnaissent pas de divinités autres que celles qui contribuent au « processus de valorisation ». Dès le XVIème siècle, les cultures méso-américaines ou pré - hispaniques de l’autre côté de l’Atlantique furent témoins des nouvelles divinités de la modernité : l’or et l’argent. Des millions d’indigènes moururent en extrayant l’or et l’argent des mines qu’ils appelaient : « la bouche de l’enfer ». De même que Moloch, la modernité naissante avait besoin de victimes. C’est alors que commence la longue nuit de 500 ans des peuples originaires. Par conséquent, ce n’est pas un hasard si la lutte des peuples originaires, premières victimes de la modernité, non seulement débouche, depuis un noyau éthico-mystique différent, sur la temporalité homogène et vide mais de plus, qu’elle soit confrontée à la rationalité instrumentale bourgeoise.
Pendant le Minuit de l’Histoire, lorsque l’Antéchrist se levait face à la complaisance des démocraties bourgeoises, deux juifs romantiques révolutionnaires formulèrent l’idée que la tradition des opprimés (W. Benjamin) et la non-contemporanéité des contemporains (E. Bloch) débordent souvent, dans la lutte elle-même, sur la temporalité vide du capital. Cette intuition n’a pas pu trouver de meilleure expression que dans le soulèvement insurrectionnel du sud-est mexicain [34]. En parcourant à cheval les forêts luxuriantes du Chiapas, en traversant les plaines et en vivant dans la forêt, les zapatistes, hommes et femmes, comme des éclairs de l’histoire, venaient interrompre le continuum de l’histoire. Le Ya Basta ! (Ndt : Ça suffit !) était la preuve la plus convaincante que « l’espérance ne nous est donnée que par ceux qui sont sans espoir » [35].
Tandis que la planète entière était dans l’incertitude à cause du présage maya de la fin du monde, le 21 décembre, plus de 40.000 indigènes, les bases d’appui zapatistes, réalisaient une marche du silence en nous montrant qu’ils continuaient à résister dans les montagnes, à lutter pour la justice, à marcher fièrement, à rêver d’un autre monde possible, à nous donner de l’espoir, mais surtout, une grande leçon de dignité.
Luis Martinez Andrade
Luis Martinez Andrade, sociologue mexicain. En 2009, il reçut le Premier Prix du Concours International d’Essai : « Penser à contre-courant ».
Rebelion a publié cet article avec la permission de l’auteur sous une