Jérôme Baschet est un historien médiéviste français, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et de l’École française de Rome. Il est maître de conférence à l’École des hautes études en sciences sociales depuis 1990. Il enseigne également depuis 1997 à l’Universidad autónoma de Chiapas, à San Cristóbal de Las Casas, l’anthropologie historique.
Depuis la marche silencieuse de 40.000 zapatistes, le 21 décembre 2012 – « Vous avez entendu ? C’est le bruit de leur monde qui s’effondre, c’est celui du nôtre qui ressurgit » –, l’EZLN enchaîne les initiatives à un rythme soutenu : organisation de trois sessions de la Petite école zapatiste, à laquelle ont pu participer plus de 5000 personnes (2013) ; Rencontres entre les communautés zapatistes et le Congrès National Indigène (août 2014) ; Festival mondial des résistances et des rébellions contre le capitalisme (décembre 2014-janvier 2015) ; second niveau de la Petite école actuellement en cours (il y en aura 6 au total) et, du 3 au 9 mai dernier, Séminaire « La pensée critique face à l’hydre capitaliste », durant lequel les sous-commandants Galeano et Moisés, ainsi que plusieurs commandantes et compañeras zapatistes, ont mêlé leurs interventions à celles d’une cinquantaine d’invités, en présence de 1500 à 2000 personnes, réunies dans le caracol d’Oventic, puis à l’Université de la Terre, à San Cristobal de Las Casas.
L’EZLN vient de publier un premier volume de 400 pages, qui réunit ses propres interventions, tandis que deux autres volumes, rassemblant les contributions de ses invités, sont attendus d’ici quelques semaines.
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Le séminaire a d’abord été un appel à la réflexion conceptuelle. Prenant à contre-pied un public plus habitué au partage des expériences, l’
EZLN a tenu à souligner qu’il s’agissait cette fois d’autre chose, que la pratique seule était impuissante et que le renouvellement théorique et conceptuel s’avérait, en ce moment, plus indispensable que jamais. Il est assez remarquable que la lutte zapatiste, qui a démontré sa capacité à produire sa propre pensée, créative et inspirante, ait jugé nécessaire de lancer un tel appel à l’effort théorique collectif. Certes, ils ont rappelé qu’il ne peut y avoir de théorie sans pratique ni de pratique sans théorie, mais en insistant sur le fait que l’attention devait porter tout particulièrement du côté du travail de pensée. L’exigence était ferme et réitérée : « nous avons besoin d’outils, et ces outils sont des concepts ». Car, ont-il expliqué, si nous ne découvrons pas ce qui change dans l’hydre et en quoi nous devons changer nous-mêmes, la résistance et la rébellion ne pourront trouver leur chemin. Nous ne pourrons faire face à l’hydre. C’est une question de vie ou de mort.
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Le recours à la métaphore de l’hydre capitaliste n’a pas manqué d’être critiqué par certains, parce qu’elle proposerait une image exagérément totalisante de l’ennemi et de sa force écrasante, parce qu’elle conduirait à penser un monstre uniquement situé à l’extérieur de nous-mêmes, ou encore, pour d’autres, parce qu’elle impliquerait la figure virile du héros guerrier qui triomphe d’elle... Pourtant, la plupart des participants n’ont pas manqué de faire remarquer que l’hydre est tout autant en nous, pénétrant insidieusement nos espaces et nos intériorités. Par ailleurs, il va de soi, pour qui sait l’importance du collectif dans l’expérience zapatiste, qu’il ne saurait s’agir de faire appel à un héros individuel, mais de construire la force collective qui nous permettra de conduire l’hydre capitaliste à sa fin (puisque la tâche à accomplir est ainsi formulée : résister et construire, mais aussi détruire). Enfin, on peut rappeler que la force d’Hercule n’aurait servi à rien sans l’aide de Yolao, qui a su découvrir la manière d’éviter que les têtes de l’hydre ne se reforment. Le mythe a donc ceci de pertinent, ici, qu’il montre le recours nécessaire à une « technique de combat » impliquant analyse de la situation et connaissance des caractéristiques de l’adversaire. Il faut pour vaincre force et intelligence stratégique.
Au cours du séminaire, les zapatistes ont insisté sur trois caractéristiques qui rendent pertinent le recours à la métaphore de l’hydre. D’abord, la multiplicité des dimensions de la domination capitaliste, qui ne se limite évidemment pas au seul terrain de l’économie et de l’exploitation du travail (d’où la multiplicité des têtes). Ensuite, la plasticité de la bête capitaliste, sa capacité à se transformer, à reformuler les logiques de domination, y compris en digérant discours critiques et pratiques rebelles (d’où le fait que les têtes se reforment sans cesse, différentes, plus fortes...). L’adversaire ne cesse de muter, et c’est bien pour cela que notre effort théorique et conceptuel ne peut jamais être tenu pour achevé et que nous devons « maintenir notre connaissance de l’hydre en crise constante, c’est-à-dire en mouvement ». Enfin, nous avons à faire à un ennemi redoutable, qui provoque de terribles dévastations et des souffrances intolérables. Mais si l’hydre paraît toute-puissante, elle n’est pas pour autant invincible. Il est possible de s’en défaire ; il faut juste trouver comment....
Dans l’analyse zapatiste de la domination capitaliste, la guerre occupe depuis longtemps une place centrale. « La généalogie de l’hydre peut se résumer en un mot : guerre... et dans son étape actuelle, le capitalisme est une guerre contre l’humanité entière, contre la planète entière... Il existe pour la guerre... Ses avancées et son développement dépendent de la guerre ». Il n’est pas seulement question ici d’une « guerre militaire », ni seulement non plus d’une guerre économique (même si le capital financier en est devenu l’une des armes fondamentales). Il s’agit de l’ensemble des mécanismes qui produisent la destruction et la mort. Il s’agit d’une nouvelle guerre de conquête à laquelle les peuples indiens d’Amérique latine, et bien d’autres aussi, sont confrontés de manière particulièrement aiguë. Il s’agit de la production de millions de personnes « inutiles », « en surnombre », de la croissance exponentielle des déplacements de populations, des réfugiés, des migrants. Il s’agit de l’ensemble des mécanismes qui visent à « provoquer le chaos », à « désorganiser et détruire » la configuration des territoires, pour mieux les « réordonner » selon les besoins de Capital et selon les normes de la société marchande mondialisée.
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Les zapatistes nous expliquent qu’ils sont montés jusqu’au poste du guetteur, au plus haut du navire, et que tous les indices recueillis annoncent l’approche d’une tourmente gigantesque, plus brutale que tout ce que nous avons connu jusqu’à présent. Une tempête qui est comme la catastrophe vers laquelle regarde l’ange de l’histoire. C’est pourquoi les zapatistes ont décidé de partager ce diagnostic et de nous prévenir, et telle est la raison pour laquelle ils ont organisé ce séminaire...
On pourra, certes, minimiser cet avis de tempête. Y voir une exagération prophétique, à des fins mobilisatrices. Ou rétorquer que la tourmente est déjà là. De fait, les zapatistes semblent, depuis longtemps, lui avoir donné son nom : IVe Guerre mondiale. Et beaucoup se demanderont, non sans quelque raison, ce qui pourrait être pire que ce que nous connaissons déjà. Cela demande, c’est vrai, un gros effort d’imagination.
Cependant, les zapatistes ayant manifesté à diverses reprises un certain flair historique, on peut juger salutaire d’accorder quelque crédit à l’avertissement. Et opter pour assumer, comme base de notre réflexion, le principe selon lequel le désastre et la désolation qui nous entourent ne sont rien encore comparés à ce qui menace, à ce qui se prépare dans les entrailles de l’hydre. Soit une aggravation radicale de la crise, dans toutes ses dimensions. Il importe peu, ici, que les zapatistes aient choisi de recourir, entre autres outils, au « télescope orbital Immanuel Wallerstein » et à ses analyses du système-monde, dont ils constatent que les observations coïncident avec celles de leur propre « périscope inversé », chargé de plonger sous terre pour observer les problèmes à la racine (coïncidence qui, cependant, ne va pas sans récuser la caractérisation wallersteinienne de la crise comme « terminale »). Indépendamment des diverses manières d’analyser ces phénomènes, qui restent objet de discussion, on peut faire place à l’épuisement des possibilités d’expansion du crédit et, par conséquent, à la probabilité de plus en plus élevée d’un effondrement, en bloc ou par morceaux, du système délirant du capital fictif, avec toutes les conséquences que les États, cette fois, ne seraient pas en mesure de contenir, comme ils l’ont fait en 2008-2009. A l’accélération, par une cascade d’effets démultiplicateurs, du réchauffement climatique et de ses conséquences sur l’ensemble du vivant. A l’accentuation du chaos généralisé et à l’emprise croissante d’un capitalisme criminel, fondé sur des négoces illicites et des formes de violence extrême. À l’intensification des ravages psychiques et à la dévastation des intériorités.
Les zapatistes nous confortent dans l’urgence qu’il y a à prendre la mesure de la catastrophe : celle qui est déjà là et que nous ressentons et vivons de mille manières ; et celle, bien pire encore, qui s’annonce. Non, bien sûr, par simple goût de la prédiction. Mais pour nous y préparer et nous organiser en conséquence. Car, suggèrent-ils, seuls ceux qui se seront un tant soit peu préparés sauront comment agir et trouveront dans les espaces collectivement construits une option de survie et l’espérance que, dans l’écroulement d’un monde, puissent émerger ceux dont nous rêvons et que nous nous efforçons déjà de faire naître.
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C’est dans cette perspective que les zapatistes nous suggèrent (nous demandent ?) de multiplier – selon le calendrier et les manières propres à chaque géographie – ce séminaire de réflexion « face à l’hydre », pour partager – entre nous tous, et avec eux – d’autres analyses, enrichir notre arsenal conceptuel, comprendre au mieux les métamorphoses de la bête, soutenir la réflexion collective sur ce qu’il convient de faire, comment se préparer et comment s’organiser.
Le message est en premier lieu adressé à ceux d’entre nous qui nous reconnaissons dans « la Sexta »
[2]. Le projet de la Sexta comme réseau planétaire de résistances et de rébellions a été reformulé au début de la nouvelle étape de la lutte zapatiste, en 2013, dans les communiqués intitulés Eux et nous (Paris, Editions de l’Escargot, 2013)., qui nous sentons partie prenante de l’effort auquel appellent les zapatistes, afin de mieux nous connaître, de tisser des liens et de construire notre force planétaire, pour qu’avance notre lutte anticapitaliste, hors de la politique d’État et dans le souci que les collectifs et les territoires inventent leur propres manières, autonomes, de s’organiser.
Bien entendu, le message s’adresse aussi à tous ceux qui partagent ces mêmes perspectives, sans pour autant être de la Sexta, voire sans même savoir qu’elle commence à exister...
Jérôme Baschet
[2] En référence à la « Sexta Declaración de la Selva Lacandona » de l’
EZLN (2005)