1/Le système des cargos dans la tradition indigène et le mouvement zapatiste
Depuis 1994, les indigènes zapatistes se sont soulevés, dressés face à un système qui les privait de tout : terre, nourriture, logements décents, santé, travail, éducation, et construisent une société autonome et originale dans ce coin perdu, pourtant très beau, du sud-est mexicain.
Ces gens, que l'on appelle des « indiens » se reconnaissent, eux, comme « indigènes ». Ils se distinguent du reste de la population (du Mexique, par exemple), par le fait qu'ils vivent dans des communautés (villages) sur un même territoire. La propriété privée de la terre n'existe pas pour eux (c'est une aberration, la terre-mère est sacrée... on dit souvent, et eux-mêmes le disent, mais pas pour la galerie, que c'est nous qui appartenons à la terre).
Le territoire fait l'objet d'une gestion collective, dans le cadre d'une organisation horizontale, démocratique, très précise, qui s'appuie également sur des tâches effectuées collectivement de manière régulière. La conservation de la pratique de leurs langues (au Chiapas on parle encore une dizaine de langues mayas, plus le zoque), le fait de partager une vision du monde et des traditions culturelles communes, sont, enfin, les autres éléments qui caractérisent ces populations indigènes.
Il me semble donc important de dire d'emblée un certain nombre de choses :
En premier lieu, on est saisi par la force des zapatistes, par la fermeté de leur résistance. Ceci, alors que leur situation pourrait sembler extrêmement précaire :
dans les régions des Altos (les Hautes Terres), l'absence de place pour cultiver et vivre est flagrante, les habitations, les champs de maïs, les troupeaux de moutons et les gens se partagent des territoires manifestement trop petits, d'autant plus qu'une bonne partie de cette région, entre 2200 et 2800 mètres d'altitude, est abrupte... vraiment pas le lieu idéal pour faire passer une charrue.
dans la forêt Lacandone et les vallées qui la traversent, la prolifération des installations militaires et celle des groupes paramilitaires, ainsi que la construction de routes et autoroutes, les projets touristiques (rebaptisés écotouristiques, le pouvoir n'ayant jamais peur des mots!), l'implantation de cultures industrielles, toute cette avancée du monde capitaliste moderne, dans lequel des groupes humains autonomes, non soumis au salariat ou aux lois du marché, n'ont évidemment plus leur place, tout cela semble imparable.
Pourtant, malgré cette pression économique et militaire de la « guerre de basse intensité » que lui livrent les gouvernements locaux (notamment celui de l'état du Chiapas, dirigé par le PRD, membre de l'Internationale Socialiste) et celui de la république fédérale, les zapatistes construisent ce qu'ils appellent leur « autonomie ».
Ayant coupé tout lien d'inféodation avec ceux qu'ils désignent sous le terme de « mauvais gouvernements », les zapatistes ont instauré, dans les 5 sortes de « capitales régionales » qu'ils nomment des « caracoles »(escargots), 5 structures d' auto-gouvernement, les « Conseils de Bon Gouvernement » (ou encore : Juntas de Buen Gobierno).
Ils ont mis en place leur propre système de santé autonome : des cliniques, des microcliniques, des dispensaires et des équipes de promoteurs de santé qui se rendent de communauté en communauté, aussi bien pour assurer des soins que pour renforcer la prévention, mais aussi pour recueillir les savoir des plus âgés, notamment des femmes, en matière de plantes médicinales, de suivi des grossesses et des accouchements,etc.
Ils possèdent leur système scolaire : des écoles secondaires où sont formés les promoteurs d'éducation, des jeunes gens et jeunes filles qui retournent ensuite dans leur communauté pour définir, en liaison avec les adultes et autres autorités locales, les programmes de ce qu'ils vont enseigner aux enfants dans l'école du village.
La police et la justice sont directement assurées au niveau des quelques 1400 communautés, des municipes autonomes (il y en a 38) et des Juntas de Buen Gobierno, dans les caracoles.
Enfin, au plan économique, le travail collectif pour la production alimentaire (champs de maïs, de haricots, rizières ou potagers, bétail ), pour la répartition et la commercialisation des excédents, permet une redistribution, notamment en direction des plus âgés et des malades, ainsi que pour soutenir l'effort de celles et ceux qui travaillent dans la santé, l'éducation, etc.
Cette organisation est à vrai dire assez impressionnante : malgré l'évidente pauvreté, les tensions et la violence, le travail parfois rude (en premier lieu pour les femmes), on peut voir que les populations zapatistes sont en mouvement, actives, solidaires, et que leurs constructions vont de l'avant. La tranquillité, la joie de vivre et d'être ensemble ne sont pas pour la photo. Tout cela se voit, se respire et se sent pour qui séjourne quelque temps parmi eux.
Les zapatistes n'ont pas inventé cette organisation communautaire. Le système découle d'une tradition ancienne, très probablement bien antérieure à l'arrivée des Espagnols au début du XVIème siècle, et qui a subsisté en dépit, et contre la dure oppression qu'ils ont dû subir (s'il fallait donner un chiffre, rappelons que plus de 90% des Amérindiens ont été anéantis en 150 ans de domination européenne).
Ce système ancien s'appuie sur ce que l'on appelle en espagnol les « cargos », les charges.
Il s'agit de responsabilités à caractère rotatif et révocable, non rémunérées, attribuées dès l'adolescence aux membres de la communauté. Ceci pour une durée d'un an, avec des périodes de « repos » entre deux exercices de ces « charges ».
Les charges concernent un éventail très large de tâches et d'activités, qui vont généralement du plus simple au plus complexe, par exemple de l'entretien d'un lieu de culte, d'un chemin ou des abords d'une source, à l'organisation des fêtes religieuses et à l'exercice de la justice, en passant par la police et différentes fonctions « administratives »...
L'individu qui s'est acquitté correctement des différents échelons de ces tâches fera partie, avec les années, des « anciens », des « autorités » de la communauté.
Le système colonial a bien évidemment influé, depuis 500 ans, sur l'organisation de ces « charges » (la dénomination même des cargos, leur hiérarchisation et le contrôle des responsables par l'administration et les autorités religieuses ont permis aux Espagnols, et plus tard à l'état indépendant du Mexique d'affiner leur domination sur les indiens). Ces responsabilités varient d'une région à l'autre, avec l'inclusion ou non des femmes (dans l'immense majorité des cas, écartées des responsabilités « extérieures » dans les systèmes sociaux hiérarchisés). Le pouvoir a tenté de contrôler les communautés, à travers lescaciques, quelque soit la forme employée pour leur nomination. Mais il n'est jamais parvenu à faire disparaître le principe de ce gouvernement par en bas, au niveau du village, en dehors (et souvent contre elles) des autorités d'un état sur lequel elles n'ont aucune prise.
Les zapatistes de l'EZLN n'ont fait que reprendre et perfectionner l'organisation de ces cargos, en y réintroduisant la participation des femmes, et en les débarrassant, évidemment, du contrôle de l'administration et des « mauvais gouvernements ».
Les cargos permettent la mise en marche et le fonctionnement de l'autonomie. Notons que les promoteurs de santé, d'éducation et de communication (les hommes et femmes qui participent à la circulation de l'information, à la fabrication de documentaires, etc), entrent dans ce cadre des charges.
La non rémunération, compensée par les coups de main donnés pour les travaux agricoles, ou une aide en nature rendue possible grâce au travail collectif, est toujours une des caractéristiques essentielles du système des charges. Même chose pour la révocabilité, la rotation, etc.
La désignation des responsabilités se fait par consensus, dans le cadre des assemblées de la communauté. Etre désigné pour l'une d'elles est un honneur, une reconnaissance, et l'individu se doit bien sûr d'être à la hauteur.
La communauté se dote ainsi des moyens de transmettre et d'utiliser au mieux les compétences de ses membres dans les différents domaines, en adéquation avec ses besoins, coutumes et intérêts, à la recherche d'une harmonie réelle entre ses habitants, mais aussi avec les communautés voisines.
Les zapatistes ont étendu le système des charges au fonctionnement de leur auto-gouvernement, c'est à dire à la désignation des personnes qui vont siéger, pour une période déterminée, dans les « municipes autonomes », qui regroupent chacun des dizaines de communautés, et aux « Conseils de Bon Gouvernement » des 5 régions géographiques du Chiapas indigène rebelle.
Dans ce dernier cas, celui des Conseils de Bon Gouvernement (Juntas de Buen Gobierno), les hommes et les femmes désignées pour gouverner leur région ont un « mandat » qui court sur 3 ans, mais ne siègent que par rotation, pendant des périodes de 10 jours. Une fois terminées ces périodes, chacun repart dans sa communauté, vaquer à ses occupations « ordinaires ».
Ce système permet à un maximum de personnes d'apprendre l'auto-gouvernement. Les zapatistes reconnaissent qu'ils perdent probablement en efficacité, en suivi des dossiers, etc., mais insistent sur l'énorme avantage de ce partage réel, par en bas, des responsabilités les plus importantes.
Une dernière remarque : les zapatistes tsotsil d'Oventik appellent leur « Conseil de Bon Gouvernement » Snail tzobombail yu'un lekil J'amteletik , ce qui veut dire, à peu près, la maison de réunion pour ceux qui travaillent au bien commun...
Les mayas ont bien fait quelques emprunts à la langue espagnole, pour nommer des objets ou des animaux qu'ils ne connaissaient pas avant l'arrivée des envahisseurs : vakax, par exemple, pour désigner une vache, ou mexa, pour la table, mesaen espagnol. Mais ils n'ont jamais adopté des mots concernant des concepts leur paraissant trompeurs : le mot « démocratie », entre autres, n'est pas dans leur dictionnaire. La défense de leurs langues sert aussi à cela, ne pas se laisser manipuler.
Jean-Pierre Petit-Gras - Avril 2009