Ce vendredi 26 juin marquait les neuf mois de l’attaque policière
d’Iguala (Guerrero), lors de laquelle trois étudiants de l’Ecole
Normale Rurale d’Ayotzinapa ont été assassinés et 43 autres ont
été victimes de disparition forcée. Alors que la justice mexicaine
a clos le dossier sans avoir fait toute la lumière sur les causes et
les acteurs de ce crime d’Etat ni apporté de réponse claire sur
le sort des normaliens kidnappés, le
collectif Paris-Ayotzinapa s’est une nouvelle fois mobilisé
dans la capitale française. Ce groupe de militants de diverses
nationalités réunis pour réclamer la fin de l’impunité au
Mexique a organisé une conférence à l’Institut des Hautes Etudes
sur l’Amérique Latine (IHEAL, Université Paris III) intitulée
« Mexique : plusieurs visages d’une guerre qui ne dit
pas son nom ».
« Les disparitions continuent au Mexique, mais face à la
violence, on voit surgir de nombreuses initiatives sociales,
citoyennes et politiques, qui essayent à la fois d’estomper cette
violence, mais aussi de construire des alternatives concrètes
centrées sur le respect de la vie, la défense du territoire et la
reprise en main de leur vie par les citoyens eux-mêmes », a
observé en introduction Geoffrey Pleyers, sociologue spécialisé
dans l’étude des mouvements sociaux en Amérique latine
(Université de Louvain, IHESS) et coordinateur de cette conférence.
Le panel : Raul Ornelas
(Université Nationale Autonome du Mexique, UNAM), Fabienne Malamout
(Amnesty France), Geoffrey Pleyers (Université de Louvain), Sergio
Quiroz et Rodrigo Medina (Coordination des Diplômés d’Ayotzinapa)
Disparitions
forcées, tortures et impunité : les trois piliers de l’Etat
mexicain
« Si les disparitions forcées sont monnaie courante au
Mexique, c’est parce que les autorités les tolèrent», a souligné
Fabienne Malamout, coordinatrice d’Amnesty France pour le Mexique,
rappelant qu’il y a plus de 22 000 cas recensés officiellement.
Selon
un rapport de l’ONG sur les disparitions forcées au Mexique datant
de juin 2013, sur 152 cas individuels documentés par
Amnesty, 85 étaient liés à l’action d’agents de l’Etat. Cela
explique en partie pourquoi ces crimes restent dans une impunité
presque totale. Depuis 2006, il n’y a eu que 2 condamnations pour
disparition forcée.
« Amnesty demande au gouvernement mexicain de faire preuve d’une
réelle volonté politique en dotant par exemple les services
d’investigation de moyens efficaces pour mener des enquêtes »,
a expliqué la représentante de l’ONG, qui demande tout simplement
« que les lois soient appliquées » au Mexique.
Le 26 juin, c’était aussi la journée mondiale de soutien aux
victimes de la torture. Le Mexique fait partie des pays prioritaires
dans lesquels Amnesty International mène une campagne contre cette
pratique. Selon
un rapport de l’ONG de 2014, 64% des Mexicains craignent un
jour d’être torturés lors d’une détention. Entre 2003 et 2013,
le nombre de plaintes signalées pour torture lors de détention a
augmenté de plus de 600%. L’impunité est toujours de mise :
sur 123 poursuites engagées entre 2005 et 2013 contre des agents de
l’Etat pour torture, il n’y a eu que 7 condamnations. « C’est
une pratique généralisée. Il y a une défaillance institutionnelle
et une inefficacité systématique des enquêtes officielles ainsi
qu’un manque de volonté politique de vouloir changer les choses »,
a conclu Fabienne Malamout.
Amnesty demande le respect du droit des prévenus à faire appel à
un avocat et à un médecin au cours de leur détention. L’ONG
exige également que les examens médicaux pratiqués sur les
prévenus correspondent au Protocole d’Istanbul afin qu’ils
puissent permettre de repérer d’éventuels signes de tortures.
Elle demande enfin d’exclure du dossier du prévenu tout élément
de preuve obtenu sous la torture.
Cependant, l’ONG internationale ne s’oppose pas à la venue à
Paris du président Enrique Peña Nieto, invité d’honneur du
président français François Hollande au défilé du 14 juillet.
« Il faut avant tout privilégier le dialogue », a
affirmé Fabienne Malamout, précisant qu’Amnesty remettra une
lettre à M. Hollande pour lui rappeler la crise des droits de
l’homme que traverse le pays de son homologue.
La
« modernisation autoritaire » de l’Etat mexicain
Ce fut ensuite au tour de Raul Ornelas, professeur à l’Institut
des recherches économiques de l’Université Nationale Autonome du
Mexique (UNAM) et membre de l’Observatoire Latino-Américain de
Géopolitique de la UNAM, de prendre la parole. Et de rappeler une
sombre succession de chiffres dressant le tableau du « chaos »
qui règne actuellement au Mexique : 41 015 homicides entre
décembre 2012 et octobre 2014 ; 125 000 personnes assassinées
entre 2007 et 2014 ; 2505 femmes assassinées entre 2011 et
2014 ; 25 821 personnes « non localisées » (selon
le Registre National de Données des Personnes perdues ou disparues,
mars 2015), dont 10 836 sous la présidence de Enrique Pena Nieto ;
plus de 20 000 migrants disparus ; 281 418 déplacements forcés
entre 2011 et 2015…
« Le Mexique est en train de vivre une période de
modernisation autoritaire », a résumé le spécialiste,
expliquant que « l’Etat s’arme d’un arsenal législatif
qui renforce son autorité, sous prétexte d’ouvrir le marché dans
les domaines de l’énergie, des télécoms et des infrastructures.
» Avec la réforme énergétique de 2014, par exemple, l’extraction
d’hydrocarbures, dont le gaz de schiste, est devenue une priorité
nationale au détriment du droit foncier, du droit à un
environnement sain et à une eau propre à la consommation.
L’actuelle proposition de réforme de la loi sur l’eau fait elle
aussi partie de cet arsenal. Elle favorise la privatisation de l’eau,
fait des barrages hydroélectriques et des transvasements des
priorités et réduit à 50 litres par jour la quantité d’eau
minimum à laquelle chaque Mexicain doit avoir accès (contre 100
selon l’OMS).
La défense du Normalisme Rural face à la répression au Mexique
Deux anciens élèves de l’Ecole Normale Rurale d’Ayotzinapa
devenus professeurs au Mexique étaient présents lors de cette
conférence. La Coordination des diplômés d’Ayotzinapa
(Coordinacion
de Egresados de Ayotzinapa), dont ils font partie, est née en
2012 après l’assassinat par des policiers de deux étudiants de
cette école qui manifestaient dans le Guerrero pour réclamer plus
de budget, plus de places dans l’école et des embauches après le
diplôme.
« Si vous vous demandez pourquoi c’est la Normale
d’Ayotzinapa qui a été attaquée, c’est tout simplement parce
que nous sommes une épine dans le pied du gouvernement depuis 1935,
quand est née la Fédération des étudiants paysans socialistes du
Mexique. Depuis lors, il y a toujours eu une confrontation directe
avec l’Etat », a analysé Rodrigo Medino, professeur de CM1 et de
6ème à Mexico et grand défenseur de l’institution qui
l’a formée. « Cette école nous a tout donné. Elle nous a
formés avec des principes humanistes et progressistes et un sens
aigu de la responsabilité sociale. »
Pour Rodrigo, il est clair que le but du gouvernement du Guerrero
comme du gouvernement fédéral « est d’en finir avec la
Normale d’Ayotzinapa, dernier vestige des revendications de la
révolution mexicaine, qui offre une éducation publique, gratuite et
obligatoire à des fils de paysans. » « Notre école
risque de disparaître. D’autant plus aujourd’hui que le nouveau
gouverneur du Guerrero est du PRI », craint-il.
La Coordination des diplômés d’Ayotzinapa a pour objectifs
de défendre l’institution face à la répression exercée par
l’Etat mexicain, de réclamer justice après aux attaques, aux
détentions, aux disparitions forcées et aux exécutions
extra-judiciaires dont sont victimes les étudiants, les professeurs
et les diplômés de l’Ecole, et de renforcer le cadre académique
de l’institution.
« Notre école doit être au service des avancements
pédagogiques du pays et avoir la capacité de répondre aux besoins
réels des communautés rurales. C’est l’une des seules des 16
normales du pays à être formée pour recevoir les enfants issus de
communautés rurales marginalisées. C’est la dernière école dans
le Guerrero qui a ce projet », a défendu Sergio Quiroz,
professeur de CP à Chilapa de Alvarez (Guerrero) et professeur
d’Arts Plastiques à l’Ecole Normale Rurale d’Ayotzinapa.
Les deux anciens élèves d’Ayotzinapa sont membres des « Brigades
Culturelles », qui organisent des activités culturelles
militantes dans les communautés du Guerrero pour sensibiliser
autrement la population au problème de la répression et des
disparitions forcées. Dans la salle de conférence de l’IHEAL, ils
avaient 43 reproductions d’œuvres issues du projet artistique « 43
visages, 43 noms ». Chacune de ces toiles peintes par 21
artistes différents représentaient les visages des normaliens
disparus dans leurs dimensions réelles. « Nous espérons que
les originaux pourront être exposés en Europe à partir du mois de
septembre, dans le cadre d’une exposition itinérante qui
marquera le premier anniversaire de la disparition des 43 étudiants»,
ont annoncé les deux anciens élèves d’Ayotzinapa. Ils lancent un
appel à tous leurs soutiens à Paris et en Europe à les aider à
organiser cette exposition.
L’exposition « 43
visages, 43 noms » affichée dans la salle de conférence de
l’IHEAL.
Le collectif Bordamos
por la Paz – Paris, a également exposé dans la salle de
conférence de l’IHEAL les noms brodés des 46 étudiants
d’Ayotzinapa assassinés et disparus à Iguala le 26 septembre.
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