DISPARITION DES ÉTUDIANTS D’AYOTZINAPA (MEXIQUE) :
LA VERSION OFFICIELLE RÉDUITE EN CENDRES.
Un méticuleux rapport, rendu public ce 6 septembre 2015 par
une commission indépendante d’experts internationaux nommée par
la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, laisse à penser
que l’enquête officielle menée par le gouvernement de Peña Nieto
au sujet de la disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa a été
fabriquée de toute pièces, afin d’occulter la vérité sur les
faits survenus cette nuit-là, ainsi que sur le fonctionnement
effectif d’un vaste trafic de drogue basé à Iguala.
Au Mexique, cela fera bientôt un an. Un an qu’une grande partie de
la société et des organisations sociales de ce pays se mobilisent
pour la réapparition de 43 étudiants, disparus le 26 septembre 2014
dans la ville d’Iguala, au Guerrero. Partis de l’école normale
rurale d’Ayotzinapa, un internat pour fils de paysans pauvres connu
pour son activisme social et révolutionnaire, une centaine
d’étudiants avaient tenté ce soir-là de réquisitionner
différents autobus, afin de pouvoir participer quelques jours tard
aux grandes manifestations étudiantes ayant lieu chaque année dans
la capitale du Mexique en souvenir des répressions du 2 octobre
1968.
Ce 26 septembre, une répression impitoyable s’était alors abattue
sur les jeunes étudiants, traqués et fusillés par la police durant
toute une nuit d’horreur: six morts, des dizaines de blessés par
balles, et, depuis lors, une montée d’angoisse au sein de toute la
société mexicaine, du fait de l’absence totale de nouvelles au
sujet des 43 étudiants arrêtés cette nuit-là par les forces de
police locales.
Face à la montée du scandale et aux mobilisations chaque fois plus
fortes exigeant la réapparition des 43 disparus, une version a
rapidement été diffusée dans tous les medias, tant au niveau du
Mexique que dans la presse internationale: la police et la mairie
locales, totalement infiltrés par le crime organisé, auraient livré
les 43 étudiants aux hommes de main du cartel de la drogue
contrôlant la région, les “Guerreros Unidos”, qui les
auraient alors exécutés, avant d’incinérer leurs corps. La
thèse, reprise au niveau fédéral par les investigations
officielles, fit l’objet en janvier 2015 d’une énorme mise en
scène, appuyée par une reconstitution des faits en images de
synthèse, visant à clore officiellement le dossier de la
disparition des 43, tout en illustrant une fois de plus la sauvagerie
des cartels de la drogue ravageant le Mexique et la nécessité de
l’intervention de l’armée et des forces de police fédérales,
en réaction à la corruption généralisée des autorités locales
(voir l’article :
http://www.proceso.com.mx/394126/2015/01/25/peritos-argentinos-ponen-en-duda-autenticidad-de-restos-de-normalistas).
Sommés par le procureur général de la République mexicaine
d’accepter la “vérité historique” sur la disparition de leurs
enfants, les parents des 43 élèves n’ont toutefois pas cessé
depuis lors de dénoncer les graves incohérences de l’enquête, et
la totale déresponsabilisation apportée par l’enquête officielle
quant à l’implication dans cette disparition de l’armée et des
forces de police fédérales, présentes à Iguala durant la nuit de
la tragédie.
Près d’un an après les faits, suite à une longue enquête menée
par un groupe d’experts indépendants mandatés sur place par la
Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme, c’est toute la
version officielle au sujet de la disparition des 43 étudiants
d’Ayotzinapa qui vient d’être réduite en cendres.
Dans un rapport d’investigation de plus de 500 pages rendu public
ce dimanche 6 septembre, le Groupe Interdisciplinaire d’Experts
Internationaux (GIEI) nommé par la Cour Interaméricaine des Droits
de l’Homme (CIDH) a formellement conclu à la totale incohérence
scientifique de la version officielle du gouvernement mexicain quant
à la disparition des 43, à l’omission dans l’enquête de
nombreux témoignages sur les faits survenus ce soir-là, ainsi qu’à
l’obstruction, voir à la destruction de preuves d’importance
capitale dans la recherche de la vérité sur les faits déroulés ce
26 septembre 2014.
Élément central du rapport, la contre-expertise indépendante
des experts internationaux conclue à la totale impossibilité
scientifique de la thèse officielle de l’incinération des 43
étudiants par des membres du crime organisé durant la
nuit du 26 septembre dans une décharge d’ordure située dans
une fosse géologique à quelques dizaines de kilomètres de la ville
d’Iguala, explication donnée par les enquêteurs du gouvernement
mexicain pour justifier l’impossibilité de retrouver les corps des
43 étudiants disparus.
Suite aux études scientifiques effectuées sur place par un expert
international en maniement du feu mandaté par le GIEI, le rapport
détaille qu’il aurait fallu ce soir-là près de 30 tonnes de
bois, 13 tonnes de pneus ou bien 13 tonnes de diesel et une crémation
de près de 3 jours consécutifs pour arriver à incinérer
totalement 43 corps, comme le prétend l’enquête officielle,
information totalement contradictoire avec les “aveux” fournis
par les soi-disant coupables présentés par les autorités
mexicaines… «Coupables » dont le GIEI avait déjà
dénoncé par le passé les différents signes de torture. Toujours
selon l’expert international consulté par le GIEI, l’ampleur du
feu nécessaire à la crémation de 43 corps ce soir-là aurait dû
aboutir à la formation d’un panache de fumée de près de 300
mètres de haut et à l’incendie de toute la végétation
environnante, information démentie par toutes les observations
oculaires.
L’invalidation est de taille, car elle ne met pas seulement le
doigt sur une simple « erreur de l’enquête », mais
questionne par ricochet la possible « fabrication de preuves » de
la part de la Procurature Générale de la République mexicaine
(PGR), en charge de l’enquête officielle. Les autorités
mexicaines avaient en effet fournies comme preuve de l’incinération
des “sacs de cendre” provenant de la décharge, sacs soi-disant
retrouvés dans la rivière en contrebas et qui avaient déjà fait
l’objet par le passé d’une forte polémique de la part des
experts légistes indépendants chargés de les analyser (voir
« Ayotzinapa, disparition d’Etat » ). Tout porte
notamment à croire que les deux ossements fournis par les autorités
gouvernementales, et identifiés comme appartenant à l’étudiant
de l’école normale rurale Alexander Mora, ne seraient pas issus
d’une incinération dans la décharge, mais d’une incinération
dans un crématorium, raison pour laquelle le groupe d’expert
demande de relancer l’investigation au sujet d’un possible usage
de crématoriums civils ou militaires dans l’éventuelle
incinération d’un ou de plusieurs des étudiants disparus. A part
les ossements calcinés d’Alexander Mora, dont la provenance avait
été mise en doute par les médecins légistes argentins chargés de
leur identification, rien ne prouve plus désormais que les 43
étudiants disparus cette nuit-là par la police aient été abattus
et incinérés par les hommes de main du cartel des « Guerreros
Unidos »... Mais toutes les interrogations se posent désormais
sur le rôle joué par la PGR dans la fabrication du scénario de
l’incinération des étudiants et l’obtention par cette dernière
de deux ossements de l’un des 43 étudiants disparus.
Tout aussi fondamental, le rapport met également officiellement
en lumière la vigilance et le suivi dont les étudiants étaient
l’objet de la part de la police de l’Etat, de la police fédérale
et de l’intelligence militaire durant toute la journée du 26
septembre, bien avant leur arrivée à Iguala, ainsi que
différentes mentions de la présence, durant les attaques contre les
étudiants effectuées par la police municipale, d’éléments
appartenant aux forces de police fédérale et à l’intelligence
militaire. Selon les experts, tous les éléments indiquent de plus
que la répression déployée à plus de 9 moments différents durant
la nuit du 26 septembre obéissait à une coordination centralisée,
dont il parait peu probable qu’elle ait été mise en œuvre par
des sicaires du crime organisé.
Pour les experts internationaux, l’enquête sur la disparition des
43 étudiants ne peut donc en aucun cas être dissociée, tel que
c’est le cas jusqu’à présent dans les investigations
officielles, d’une enquête sur les responsables de la chaine de
commandement à l’origine de l’incroyable répression policière
mise en place ce soir-là. Hors, la teneur exacte des communications
téléphoniques des responsables locaux de la police municipale ce
soir-là n’a jamais été versée au dossier, et, plus grave, le
groupe d’experts internationaux mentionne dans son rapport que le
«C4 », le système de coordination informatique et
radiophonique des forces de police du Guerrero, semble avoir été
sous le contrôle de l’armée durant la soirée, qui en aurait
restreint l’usage (page 112 du rapport).
Par ailleurs, un des chauffeurs de bus mentionne avoir été conduit
à une maison de sécurité par des forces de police de l’Etat du
Guerrero, avant d’être libéré et relâché durant la nuit,
témoignage qui n’a jamais abouti à une quelconque enquête sur la
nature de cette maison de sécurité, ni du personnel qui y aurait
été présent… Sans parler de la détention par des unités de
police, au niveau du palais de justice d’Iguala, d’un des cars
réquisitionnés par les étudiants, arrestation dont le rapport
explique qu’elle n’a pas même fait l’objet d’investigations
dans le rapport officiel. L’enquête sur l’arrestation, le
regroupement et l’évacuation hors de la ville d’Iguala des
étudiants d’Ayotzinapa arrêtés par la police dans différents
endroits et à différents moments de la nuit du 26 septembre et
portés disparus depuis, reste donc toujours entachée jusqu’à ce
jour du brouillard le plus total.
Le rapport des experts internationaux revient également sur les
possibles causes de l’incroyable répression subite par les
étudiants, et le manque de vraisemblance des mobiles fournis par
l’enquête officielle, qui expliquait la répression par la
peur du maire d’Iguala que soit saboté un évènement officiel
organisé par sa femme dans le centre de la ville (explication dénuée
de fondement pour le GIEI, l’évènement ayant pris fin plus d’une
heure avant l’arrivée des étudiants), ainsi que par la
«confusion » de la police et du cartel de la drogue
local, qui auraient pris les étudiants pour des membres d’un
cartel adverse, «los Rojos », venus «attaquer »
leur territoire (explication contradictoire avec les rapports
radiophoniques transmis tout au long de la soirée par la vigilance
policière et militaire des étudiants, faisant état de leur arrivée
à proximité d’Iguala en vue de réquisitionner des autobus).
Les experts internationaux suggèrent quant à eux, qu’un des
éléments clés dans la compréhension des faits s’étant déroulés
ce soir-là pourrait résider dans l’insistance déployée par les
forces de police pour empêcher les autobus réquisitionner ce
soir-là de sortir de la ville, quel qu’en soit les conséquences…
au point d’avoir mitraillé par erreur un bus d’une équipe de
football américain sur le point de sortir de la ville, occasionnant
de nombreux blessés et la mort de trois personnes. Hors, suivant des
enquêtes judiciaires effectuées aux Etats-Unis, il semble que le
crime organisé à Iguala utiliserait des autobus de transport de
voyageurs trafiqués pour acheminer argent et héroïne hors de cette
région de production d’opium. Les experts suggèrent ainsi que
le détonateur de la répression aurait pu consister dans le fait que
les étudiants se seraient emparés sans le savoir d’un ou de
plusieurs autobus servant clandestinement au trafic de drogue,
raison pour laquelle les forces de police locales liées au crime
organisé auraient pris les étudiants en chasse, et auraient déployé
contre eux une violence sans précédent.
A cet égard, le rapport met le doigt sur une «omission » de
l’enquête jugée capitale par les experts internationaux : la
disparition au sein de l’investigation de la PGR de la mention du
3e autobus réquisitionné par les étudiants. L’enquête
officielle ne fait en effet allusion qu’aux deux premiers autobus
réquisitionnés, le troisième autobus disparaissant totalement de
l’enquête officielle. Partis à la recherche des traces de ce
troisième autobus, les experts attirent l’attention sur les
mensonges fournis à son sujet par le chauffeur de bus auditionné,
la disparition d’un certain nombre de vidéos capitales pour
l’enquête, et le fait que l’autobus présenté par les autorités
à la demande des experts ne semble pas être le bon… Se gardant
bien d’expliciter les conséquences de telles omissions et
falsifications de preuves, leur mention est en réalité très
lourde, car elle suggère qu’il existerait une participation active
ou par omission du personnel officiel en charge de l’enquête, des
différentes forces de police ainsi que des militaires présent ce
soir-là dans le bon fonctionnement et l’occultation du vaste
trafic de drogue en opération à Iguala.
Ce que ce rapport des experts internationaux de la commission
interaméricaine des droits de l’homme suggère, c’est donc non
seulement la responsabilité des autorités étatiques, fédérales
et militaires dans la répression et la disparition des étudiants
d’Ayotzinapa, mais également l’implication de ces dernières
dans l’occultation et le fonctionnement d’un trafic international
de stupéfiants en provenance d’une région, le Guerrero, qui,
rappelons-le, est désormais considéré comme la principale zone de
production d’opium de toute l’Amérique latine.
Le pouvoir des experts se limitant à la simple définition de
« recommandations » au gouvernement mexicain, celles-ci
paraissent relativement ridicules au regard des implications de
l’évocation d’une telle complicité des institutions en charge
de l’enquête dans l’occultation des faits ayant eu lieu le 26
septembre.
Mais, plus que les recommandations, dont on se doute que le
gouvernement mexicain fera tout pour éviter de les mettre en oeuvre,
ce rapport du GIEI constitue un pas fondamental dans la mise à jour
officielle de la participation de toute une partie de l’Etat
mexicain dans le trafic de drogue et dans la disparition des 43
étudiants d’Ayotzinapa, «crimes d’Etat » que seule la
pression de toutes les forces sociales, tant mexicaines
qu’internationales, pourront contribuer à mettre à bas.
Siete Nubes
Le rapport et la conférence de presse du Groupe
Interdisciplinaire d’Experts Indépendants sont consultables en
espagnol, ici :
http://prensagieiayotzi.wix.com/giei-ayotzinapa
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