jueves, 4 de diciembre de 2014

Zapatisme et théologie de la libération " Cocktail sonore " venu des montagnes du Chiapas


Zapatisme et théologie de la libération

" Cocktail sonore " venu des montagnes du Chiapas


Par Fernando Matamoros Ponce*



Le choix de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et des communautés indigènes du Chiapas de sortir du silence des montagnes dès1992 n'était ni le fruit du hasard ni arbitraire. En effet, 1992 était la date du Cinquième Centenaire de la découverte et conquête de l'Amérique. Lors de cette commémoration, très officielle, et aussi date anniversaire d'abandon et de répression des peuples indiens, une foule d’indigènes a alors envahi et occupé San Cristobal de las Casas.
Cependant, les autorités n'ont pas voulu écouter le désespoir de ces populations n'ayant plus que le choix de mourir de faim ou des suites de la répression organisée par un Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir depuis plus de 60 ans (1929), d'où les événements du 1er janvier 1994.

Pablo González Casanova (directeur du Centre de recherches interdisciplinaires en sciences et humanités à l'Université nationale autonome du Mexique et membre de la Commission nationale d'intermédiation) nous rappelle qu'au Chiapas s'exerce un " colonialisme interne ". Guillermo Aramburo (Chercheur à l'Université autonome de Basse Californie, Mexique) compare cet état au " dernier wagon du train du Mexique moderne ". Pour le porte parole de l'EZLN, le sous-commandant Marcos, cet espace territorial où survivent les indigènes mexicains est " la cave de la cave. " Mgr Samuel Ruiz, évêque de San Cristobal de las Casas, nous décrit cette réalité : " au début j’étais invité à loger chez les terratenientes (grands propriétaires fonciers) mais je me suis vite rendu compte de l’exploitation que le pouvoir économique faisait de la religion et j’ai décidé de passer la nuit dans les humbles cabanes des indigènes. J’ai été impressionné, choqué même, par la condition des indigènes, leur marginalisation. […] Le traitement qu’on donne aux pauvres, c’est comme si on l’infligeait à nouveau au Christ. " (1)

Mémoire coloniale

Les néozapatistes, le sous-commandant Marcos et Samuel Ruiz sont les héritiers d'une " lignée croyante ", celle d'hommes ayant versé leur sang et mis leurs espoirs pour/dans une société plus juste, dont les origines remontent à la colonie. En effet, durant la colonisation, l’Histoire fut le théâtre du drame de la conscience indigène qui provient de deux fonds de l’au-delà : l’un divin, l’autre démoniaque.




L’Indien ne pouvait pas avoir de place dans la conceptualisation des acteurs occidentaux de la découverte. Les colonisateurs s’approchèrent du monde imaginaire de l’Indien en cherchant une explication du bien ou du mal. Les conséquences en furent contradictoires, mais les différents protagonistes châtièrent toujours les indigènes : d’un côté, amour et protection, de l’autre, destruction et exploitation. Au XVIe siècle, les frères Bartolomé de Las Casas, Jerónimo de Mendieta et l’évêque Antonio Montesinos se manifestèrent en faveur de la défense de l’Indien et de son humanité. Ils seront, d’une certaine façon les pères idéologiques d’une indépendance dont la contradiction et le mot d’ordre fut " liberté par la violence ou ordre sans liberté ?. "(2) Constamment cette douloureuse option reviendra au cours des siècles aux soirs des moments ultimes alors que la mort devient la nuit sans matin car le dilemme fut ou devenir européen ou la fuite et la survie dans les montagnes, refuge des morts, leur seul alibi.



Christianisme et indianité
Dans le domaine religieux, les Indiens ont construit leur propre imaginaire avec les valeurs du millénarisme franciscain tout en continuant leurs antiques cérémonies, cachant leurs dieux dans les murs et les escaliers des églises, les nourrissant même de sacrifices dans les montagnes. Frère Bernardino de Sahagún nous raconte : " Il est à croire qu’ils s’y rendent par respect pour les souvenirs beaucoup plus que pour la fondation moderne, et par conséquent l'idolâtrie ne semble être que dissimulée. "(3)


Cette indianité se cache derrière la pratique d’un certain christianisme. Le rideau et le décor de la scène indigéniste se confondent, nous laissant perplexes sur le lieu et le début de la pièce. Deux pensées s’influencent et se rétro alimentent dans une constante activation socio-politique car en dépit des efforts européens pour faire disparaître l’indianité, celle-ci est restée vivante et latente durant les grandes convulsions vécues par le pays.

 Mythe, imaginaire et révolution

La pénétration capitaliste et l’" accumulation primitive " ont ouvert des espaces à la révolte, aux mythes et à l’utopie, moteurs qui se manifesteront avec force au début du XXe siècle dans la Révolution zapatiste en lutte contre la dictature de Porfirio Díaz. Emiliano Zapata, révolutionnaire paysan, a trouvé l’origine de ses revendications dans son passé indigène. La propriété collective de la terre faisait partie de l’héritage des Indiens tombés et brûlés. Même si Emiliano Zapata et Pancho Villa furent assassinés à la fin de cette révolution, leur exemple de résistance, à l’instar de celui des héros indiens et des pères de l’Indépendance, n’a jamais pu être effacé par les vainqueurs de cette période révolutionnaire Cependant, ceux d'en bas reconstruisaient des images du passé et on les voyait revenir défendre les paysans. Comme un principe d’espérance, Zapata était lié dans l’histoire et la religion mexicaines aux personnages suspendus dans le temps. Ainsi, par exemple, les Mexicains le voyaient galoper dans les montagnes comme un ange de l’Apocalypse et ils l’associent à l’archange Saint Michel tuant la bête démoniaque, le dragon, mais aussi à Quetzalcóatl, le serpent à plumes luttant contre le dieu de la guerre. Quetzalcóatl devait revenir apporter la paix et la justice.


Une permanence de la révolution s’est maintenue durant le règne du système de parti unique grâce à cet imaginaire et aux promesses de terre devenues mythe et réalité. Lazaro Cárdenas, entre 1934 et 1940, assurera une continuité de cette révolution, de cet espoir d’obtenir la terre et la justice pour lesquelles s’étaient élevés les aïeux. Cependant, les Indiens qui légitiment la nation sont restés quand même condamnés. Ils représentaient la barbarie contre une civilisation voulant évoluer vers le " mythe du progrès " telle le monde européen. Leur accès au train de la modernité et de la civilisation dépendait de l’abandon de leurs traditions, croyances et formes organisationnelles communautaires qui avaient toujours permis leur survie. José Vasconcelos (1881-1959) (dans son œuvre La Race cosmique(4) a dit que l’Espagne avait apporté la culture civilisatrice aux Indiens " ignorants et sauvages " et que leur destin était de se fondre à l’Européen, donnant comme résultat le
métissage, la " race cosmique ".

 

Les différences entre les couleurs de peau et entre les langues sont historiques, et il n’y a pas de supériorité des uns sur les autres par dessein divin. L’humanité est une et il faut chercher à la renforcer par l’ouverture des peuples. Les connaissances sont la propriété de l’humain et l’Histoire universelle est propriété de tous. Il s’agit de l’histoire de ceux d’en bas, qui furent vaincus à un autre moment, mais non défaits pour l’éternité. Toutes ont été et sont des scènes exprimant une exigence d’exister. Chaque fois plus dramatiques, elles se lisent dans le regard de ces antiques gardiens du temps. Aujourd’hui, le fusil au poing, les Indiens partent à la reconquête de leur identité et exigent que celle-ci, dérobée, soit enfin reconnue et qu’ils cessent d’être ces vieux fantômes dangereux, incarnation du mal. Sur le banc des accusés du monde, ces hommes et ces femmes, sans honte de leur passé, demandent qui doit pardonner à qui et veulent pouvoir regarder l’aube et l’autre sans masque, d’égal à égal.

Rencontre, libération et modernité

C’est ainsi que d’une voix prophétique Samuel Ruiz, dénonçait et dénonce encore les conditions de vie misérables dans lesquelles vivaient et vivent toujours les communautés indigènes. Mgr Ruiz et son église des pauvres n’ont pas été seulement menacés par l’État mexicain et le gouvernement du Chiapas, mais aussi par l’autre Église, l’institution ecclésiastique : tous ont tenté sans relâche de le faire muter et de l’éloigner. Sa voix était celle de tous ces indigènes qui, vivant dans l’errance quotidienne et s’assimilant à l’Église primitive et persécutée, voyaient leur libération dans l’évangile et l'exode.

Une rencontre inévitable devait se faire entre les différentes formes de lutte et c’est ainsi qu’un métissage politique a vu le jour dans le Mexique d’aujourd’hui : église des pauvres, marxistes révolutionnaires. L’espace de la foi socialiste, permettant la construction d’une société égalitaire, se confondait à celui des promesses de bonheur et de sortie du désert de la foi chrétienne.

Nous trouvons un syncrétisme précolombien de l’EZLN dans une modernité qui veut mettre en avant l’être humain comme sujet de l’Histoire et nous observons une guérilla qui a surpris par ses méthodes d’action où le dialogue et la communication, en tant que stratégie politique, ont été plus forts que les armes. L’émergence de ce zapatisme de fin de siècle pointe le temps, angoisse d’un perpétuel va-et-vient, dans lequel l’indigénisme, tout en effectuant une rupture, perpétue des traditions révolutionnaires. Ce néozapatisme participe au ré enchantement du monde face aux mythes du progrès et du rationalisme, et à un temps linéaire alors que les idéologues du système en place ont décrété la fin de l’Histoire. Les théologiens et les marxistes-guévaristes se sont transformés dans un processus d’" inculturation ", qui est par ailleurs caractéristique du débat existant à l’intérieur de l’Église au sujet de la doctrine et du dogme chrétiens. Il existe ce qu’on pourrait appeler un processus d’identifications entre les croyances : " la foi chrétienne avec la foi socialiste ont en commun le refus de l’individualisme pur (rationaliste ou empirique) de la culture bourgeoise et une croyance dans des valeurs trans-individuelles. Dieu en ce qui concerne la religion, la communauté humaine en ce qui concerne le socialisme ".(5)




Le syncrétisme que nous trouvons dans les écrits de l’EZLN et de Marcos ne sont ni les délires ni les élucubrations d’un philosophe romantique, aventurier, vagabond, joueur immature et irresponsable mais l’expression d’une pensée profondément vivante. C’est pour ces raisons que l’église des pauvres et le néozapatisme tous deux représentés prophétiquement et héroïquement par Samuel Ruiz et Marcos, doivent être analysés dans leurs racines culturelles, dans leurs différentes phases de médiation qui se sont traduites dans l’unification des imaginaires indigène, catholique et marxiste.


Masque et sacré


Ainsi, nous pouvons comprendre le sacré que Marcos, Mgr Ruiz et les zapatistes ont réintroduit dans la rénovation de l’histoire mexicaine. Le Mexicain vivant la clandestinité de son identité dérobée a préféré regarder l’horizon les yeux maintenus ouverts – rêve éveillé – sur l’espérance. Octavio Paz nous livre le code de cette mexicanité et de ses rites dans Le Labyrinthe de la solitude : " [Le mexicain y] masque son visage et masque son sourire. Dressé dans la solitude sauvage, revêche et courtois à la fois, tout lui est bon pour se préserver : le silence et la parole […]. "(6)

Pour Marcos, l’utilisation du masque passe-montagne est une bataille idéologique évidente et volontaire. Sa fonction de masque contient une série d’aspects culturels déjà présents dans la société précolombienne, se manifestant encore aujourd’hui, transformés dans la modernité. Le catch, qui au Mexique est un exemple de la lutte entre le bien et le mal, en est une illustration : le Masque d’argent, le Saint, le Démon bleu, etc. Dans un jeu symbolique des apparences, les héros et défenseurs des opprimés se sont le plus souvent présentés masqués. Le dernier en date est le personnage masqué de Super Barrio (Super Quartier) qui, en se représentant comme Superman, a voulu reconstruire
de façon contradictoire et complémentaire le mythe du gendarme de l’impérialisme nord-américain.



Solitude et réinvention du collectif

Marcos incarne l’individu et le mythe renouvelés dans la marche de l’histoire mexicaine. Ses textes font référence au sacré contenu dans la vie quotidienne de l’indigène. Dans "Deux vents : une tempête et une prophétie", Marcos fait une analyse économique, en reprenant le vent et le cœur comme éléments indigène de communication : " ce vent d’en bas, celui de la révolte, celui de la dignité, n’est pas seulement la réponse à la domination du vent d’en haut […], il n’est pas seulement la destruction d’un système injuste et arbitraire, il est surtout un Espoir, celui de la conversion de la dignité et de la révolte en liberté et dignité. De la montagne viendra ce vent, il naît déjà sous les arbres [le Vo'tan-Zapata] et conspire pour l’avènement d’un nouveau monde, si nouveau qu’il est encore une intuition dans le cœur [le bois] collectif qui l’anime... "(7) Le Vo’tan est connu comme étant le cœur ; le cœur du peuple, le cœur des monts, le cœur des êtres, celui qui bat au fond des montagnes et des forêts. Il est aussi nommé Tepeyolotl. Vo’tan est aussI le seigneur du Teponaztle, tambour à fente (de bois). Teponaztle est le nom de l’arbre dont le bois sert à la fabrication de cet instrument.


Comme nous l’explique Danièle Hervieu-Léger, les notions de " sacré d’ordre " dans une structure de domination et de " sacré de communion " dans l’organisation communautaire, que nous utiliserons doivent être explicitées ; comme une " expérience fondatrice " des origines, une communion d’expressions religieuses sociales historiques, une "croyance
de forces animistes", des rites exercés avec une passion intensifiée par la collectivité et les organisations communautaires, au-travers de " pratiques métamorphosées " qui valident et soudent une manière de croire : " au principe de toute religion, il y aurait d’abord cette expérience intense du sacré, expérience élémentaire, extra-sociale (ou au moins pré-sociale), expérience essentiellement collective. "(8)



Il existe chez Marcos une autre dimension qui est celle de la présence individuelle liée au mythe du collectif. On trouve une forte présence du moi qui, en se mêlant au collectif – nous, les autres –, se transforme en force politique et religieuse. Sa pensée est d’un côté déconstruction et de l’autre reconstruction. De sa conscience, suite aux risques et dangers de guerre, émerge un scarabée, fruit de son inconscient, qu’il nomme, humoristiquement ou ironiquement, Don Durito, car dur comme la vie. Pour Octavio Paz Don Durito " est une invention mémorable ". Marcos nuance et prête sa voix à Don Durito qui proteste : " c’est injuste, il n’est pas une invention, il est réel et, qu’en tout cas l’invention c’est moi. "(9)



Don Durito lui permet de mettre en scène des personnages de contes ou, comme dit Régis Debray, du feuilleton " désespoir ". Et à travers sa subjectivité peut-être Marcos-Je devient Marcos-Nous. Un miroir brandi face au monde pour se découvrir et se critiquer. Un reflet constant où s’interroger sur le mensonge et l’aliénation de l’individu. Un pont où le pays et le monde sont conviés à s’interroger sur eux-mêmes et leur avenir pour " se reconstruire " et/ou " se réinventer "(10)

Notes

* Fernando Matamoros Ponce est l'auteur de Mémoire et utopie au Mexique, mythes traditions et imaginaire indigène dans la genèse du néozapatisme paru aux éditions Syllepse en mai 1998.

Source originale

1. María del Carmen Legorreta Díaz, " Política y guerrilla ", Nexos, México, janvier 1997. p. 58.
2. Luis Villoro, El proceso ideológico de la Revolución de Independencia, UNAM, México, 1983, p. 89-93
3. Bernardino de Sahagún, Histoire Générale des Choses de la Nouvelle Espagne, Paris, La découverte, 1991, p. 78
4. José Vasconcelos, La Raza cosmica, México, Asociación Nacional de libreros, A. C., 1983. Voir aussi José Joaquin Blanco, Se llamaba Vasconcelos, México, FCE, 1983.
5. Michael Löwy, Contribution à la " Rencontre intercontinentale contre le néolibéralisme et pour l’humanité " au Chiapas en juillet-août 1996.
6. Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude, Paris, Gallimard, 1972. p.29.
7. " Chiapas : el sureste en dos vientos, una tormenta y una profecía ". EZLN. Documentos y comunicados, Vol. I, México, Era, 1994, p. 63. Les italiques sont de l'auteur de l'article.
8. Danièle Hervieu-Léger, La Religion pour mémoire, Paris, CERF, 1993, p. 79.
9. Propos recueillis par Juan Gelman. " Nada que ver con las armas ", interview du sous-commandant Marcos, Chiapas, n° 3, UNAM-ERA, México, 1996, p. 129.
10. Yvon Le Bot, Sous-commandant Marcos : Le Rêve zapatiste, Paris, Seuil, 1997, p. 17. Paris, Juin 1998.

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