Qu’est-ce qu’ils peuvent encore me prendre ? Ils ont mon sang.
Et maintenant ma voiture ! Je reçois du sang de fou à haut indice d’octane.
Si je dois mourir, ce sera en marquant l’histoire sur le chemin de la rage.
Le début
Mad Max : Fury Road
On se souviendra des jours comme ce 4 janvier 2017, jour de fureur et d’adrénaline. Ce sont des jours particuliers, parce que, à la différence de ceux que nous chérissons individuellement, comme un bel anniversaire, des vacances à la plage ou un Jour des morts très coloré, ceux-là resteront dans la mémoire de tous ou de beaucoup d’entre nous comme des jours extraordinaires.
Voilà quelques jours qu’ici au Mexique, comme on l’appelle, on annonçait une augmentation du prix de l’essence de 14 puis 20 pour cent, « suite à la montée des prix internationaux », selon les termes de Peña Nieto. Jamais il n’a été dit que cette augmentation était due à la réforme énergétique que son gouvernement avait promue. Ça n’avait rien de nouveau pour les habitants de ce pays. Le prix de l’essence augmente chaque année, tout comme celui de toutes les autres marchandises, l’alimentation, les transports, les vêtements, les loyers, etc. Mais l’année passée a été différente. D’un jour à l’autre, le dollar a atteint 17 pesos, puis 18, 19 jusqu’à valoir aujourd’hui plus de 20 pesos. Trump a gagné, il y a eu le Brexit, la situation en Syrie s’est aggravée. Tout a été de plus en plus mal. La fin de l’année a quand même été normale, avec l’annonce d’une nouvelle poussée du prix de l’essence. Nous pensions que rien d’autre ne pouvait arriver, nous étions tous tellement habitués. Mais il n’en a pas été ainsi.
Cette semaine, les gens ont commencé à parler. La révolte a commencé à éclater. Les nouvelles des manifestations des lointains États de Basse-Californie et de Sinaloa se sont mises à circuler de bouche à oreille. On a raconté qu’en Basse-Californie les gens s’étaient emparés de stations d’essence et avaient distribué le carburant à tout qui passait. Qu’à Oaxaca, des routes étaient bloquées, qu’il y avait des manifestations dans le Jalisco, au Chiapas, à Chilpancingo et à Tlaxcala, à Morelos et à Cancún.
Puis ça s’est rapproché. Il y a eu des manifestations à Acolman, Ecatepec, Naucalpan, Nicolás Romero, Cuautitlán, Tultepec et Tecámac, Cuautepec. On disait qu’ils étaient déjà dans la rue Gustavo A. Madero, qu’ils arrivaient, qu’ils couraient. On ne savait pas qui ils étaient, mais on savait qu’ils arrivaient, qu’ils étaient nombreux, déterminés et qu’ils en avaient marre. Il y a eu des images et des vidéos sur les réseaux sociaux. C’étaient tous les gens, tous les hommes et toutes les femmes, c’était nous. La révolte a éclaté.
Vole tout ce que tu veux et ne rends rien
Ne craignez pas la destruction de marchandises. N’ayez pas peur des pillages de magasins. Nous le faisons parce que ça nous appartient. Vous avez été éduqués (comme nous l’avons aussi été) pour vous lever tous les matins et aller fabriquer des choses qui ne vous appartiendraient pas. Récupérons-les et partageons-les. Comme on le fait avec ses amis et avec l’amour.
Texte de travailleurs grecs pour les étudiants, 2008
Dans mon quartier, tout le monde était dehors, à regarder, à courir, à surveiller, à discuter. Plus haut vers Ecatepec et dans les quartiers voisins, les prolétaires ont pillé des magasins comme Coopel et Elektra, des supermarchés comme Walmart, Chedraui, Bodega Aurrera et Soriana. Des rumeurs ont aussi circulé sur le pillage de distributeurs d’argent, de banques et de prêteurs sur gages. Ce jour-là, je travaillais le matin et un collègue s’est plaint d’être arrivé en retard parce que l’autoroute Mexico-Pachuca avait été bloquée. Il a expliqué qu’il était de Coacalco où il y avait des pillages et des rumeurs d’affrontements avec la police. L’énervement de ce collègue était dû plus au fait de ne pas pouvoir participer à l’expropriation d’un Coopel qu’à celui d’être arrivé en retard. Tout le monde parlait de ça au boulot : « y en marre de se faire mettre ! », « moi c’est clair que je prendrais les armes », « en temps normal je ne ferais pas ça, mais si tout le monde se met à piller, ce sentiment de contagion et d’émotion des gens… alors oui je prendrais aussi », « si c’était quelque chose d’organisé et de continu, ce serait vraiment génial ». Tous donnaient leur opinion et riaient nerveusement, un peu excités, comme si c’était une fête des Rois pour les grands. Plus tard, sur tout le chemin vers chez moi, on entendait dans le métro le murmure des gens qui racontaient un pillage ici ou là. Et en arrivant au marché voisin de ma maison, j’entendis la conversation d’un groupe de femmes : « ils arrivent par ici », « ils ne vont rien nous faire et de toute façon, nous sommes plus nombreux », « ils ne pillent que les grands magasins, ils ne vont pas venir au marché », « non, mais s’ils arrivent, moi je pars en courant », « eh bien qu’ils viennent donc ». Machiavélique, j’ai demandé : « Qui est-ce qui arrive, madame ? » « Les pilleurs, tu ne sais pas ? Ils sont partout. On dit qu’ils volent tout. » « Non madame, ce sont des gens comme nous, ils ne vont pas vous faire de mal et en plus ils ne pillent que les grands magasins », lui ai-je dit pour la calmer et je lui ai affirmé qu’elle n’avait rien à craindre pour la marchandise qu’elle vendait au marché. Effectivement, elle n’avait pas de quoi avoir peur. Ce qui était important était que tout le monde parlait d’un thème dont on ne parlait jamais. Est-ce qu’il faut ou non piller pendant les manifestations. Si oui, c’est « parce qu’on en a plein le dos ». Si non, « il faut attaquer, mais il ne faut plus voler de télés pour ne plus s’aliéner », « on a tous une vie de merde ».
Le pillage, la destruction de marchandises et de machines est une pratique récurrente de l’expression de la fureur et de la mutinerie de notre classe, le prolétariat. De la piraterie à la rage des enfants de Ludd. Des révoltes argentines de 2001 à la mise à feu d’argent et de marchandises lors de l’insurrection grecque de 2008. La folie jouissive, l’émotion mêlée à la colère, ces prolétaires avec des scies qui ouvrent le rideau de fer de l’Elektra comme s’il s’agissait d’un cadeau de Noël sont un trou dans le temps, un coup de tonnerre vengeur, une fenêtre sur la vie. Voler celui qui te vole n’est que justice. Brûler celui qui enchaîne ta vie, c’est lutter. Rompre la normalité (parce qu’on ne pille pas des magasins et des supermarchés tous les jours), c’est l’étincelle dont nous avons besoin. Mais ce n’est pas suffisant.
Réfléchissons un moment. Je vends mon temps de vie. Quand on travaille, on échange son temps de vie contre l’argent qui représente le travail accumulé. Une partie de cet argent est une dépense prévue par les entreprises pour qu’on puisse survivre, manger plus ou moins, dormir plus ou moins, survivre pour qu’on puisse continuer à travailler pour elles. Ce qu’il reste après avoir payé sa nourriture quotidienne et ses déplacements, soit on le dépense, soit on l’économise. On le dépense en loisirs et en « divertissements » : on va au cinéma, on achète de l’alcool ou de la drogue, on sort avec son petit copain, on s’achète un nouveau téléphone portable. On achète, on consomme. Et comme la plupart d’entre nous n’ont pas de quoi payer cash un iPhone7 (et qu’on ne le veut de toute façon pas), on demande un crédit pour le régler avec ce qu’il restera de sa paie tous les quinze jours. Une nouvelle télé, une machine à lessiver, un Xbox, des vêtements, des baskets et même un nouveau portable. Les magasins qui octroient le plus de crédit au niveau national sont Elektra et Coopel. Ce sont eux qui tiennent les Western Union, parce que nos familles nous envoient de l’argent de l’étranger, argent dont Elektra se garde une bonne part. Ces magasins qui se trouvent toujours dans les quartiers t’accrochent avec la possibilité de payer petit à petit, mais on sait tous qu’on finit par payer presque le double du prix commercial. Alors putain pourquoi est-ce qu’on continue à faire ça ? Les Elektra ont été pillés, mais pas un seul IStore, ni un seul Palacio de Hierro, pour la simple raison que ce genre de boutiques ne sont pas présentes dans les quartiers. Elles n’y sont pas parce que nous n’avons pas le pouvoir économique suffisant pour dépenser nos économies dans leurs marchandises pour riches. Il n’y a pas un Liverpool à chaque coin de rue et quand il y en a un, il est gardé par un peloton de policiers à l’intérieur d’un centre commercial. Par l’expropriation spontanée, les prolétaires pillent et font de la récupération dans les grands magasins qu’ils ont à leur portée dans les quartiers périphériques de la ville. Parce que c’est là que nous vivons, c’est là que nous sommes entassés. C’est de là que nous devons voyager deux heures en transports publics pour aller travailler et dépenser nos vies pour quelques pesos. Le pillage n’est pas seulement logique, il est à revendiquer. Nous exproprions ce que d’autres prolétaires ont fabriqué. Nous exproprions ce petit peu de vie que nous aurions vendu contre une paire de baskets neuves ou une télévision. Ou de la nourriture, ou des vêtements, ou plus d’argent. C’est à ce moment que nous nous éloignons de la figure du bon citoyen qui ne bouscule pas, qui ne court pas, ne crie pas et va voter. Qui quand il a un problème avec son voisin s’adresse au commissariat. Qui quand on le vole va trouver les policiers qui le rançonnent et se moquent de lui. Qui quand il a un problème au travail va voir le syndicat. Ce prolétariat lui, prend sa vie en main, se rend responsable de lui-même et élimine tous ces intermédiaires de merde, tous ces obstacles, pour pouvoir vivre.
Et après que j’ai volé cette télé, quoi ?
Tout ce que nous avions obtenu, on dirait que nous l’avons perdu ;
Il faut vraiment qu’on ait payé le prix.
(Pour ce que nous serons)
En brûlant et en pillant cette nuit.
(Je veux dire, nous allons brûler et piller cette nuit)
En brûlant toute la pollution cette nuit ;
En brûlant tout l’espoir cette nuit.
Bob Marley & the Wailers, Burnin and Lootin
Oui, l’expropriation est à revendiquer et est nécessaire, mais après ? Après avoir volé une télé, un dimanche tu t’assieds et tu l’allumes et tu regardes ta série préférée, tu zappes et le journal de 15 heures te dit que ce qui s’est passé la semaine dernière était très mal et que les pillages ont été commis par des infiltrés et par des possédés. « Je ne suis pas un infiltré, te dis-tu, et je ne suis pas possédé non plus, enfin je crois. » Mais ils ont fait de ton action une représentation. Littéralement. Quelque chose d’étranger, une image extérieure à toi, à tes besoins, pour que tu ne sois pas contaminé, et d’autres non plus, pour que tu ne sortes pas dans les rues. Et s’il y a quelque chose de difficile dans cette vie, c’est de rompre la normalité. Beaucoup de flammes de révolte s’éteignent parce qu’il faut manger pour pouvoir lutter et que nous ne pouvons manger que si nous avons de l’argent pour acheter de la nourriture, et qu’il faut travailler pour avoir de l’argent et donc, nous retournons tous au travail et la révolte meurt. On ne peut évidemment pas lutter tout le temps, mais il y a une différence entre la bataille et la guerre.
Dans cette société, tout est marchandise. On a appelé cette société, qui accumule des marchandises de façon compulsive et obsessionnelle, le capitalisme. Ensuite, quand cette accumulation est devenue si grande et si monstrueuse que nous avons cessé de la comprendre et que nous n’avons plus fait que la regarder avec un sachet de pop-corn en main, un prolétaire l’a appelée la société du spectacle. La guerre entre les déshérités et les capitalistes, la guerre entre classes est aussi soumise à ces règles. Ils ont monté la scène et établi les règles et plus jamais ils ne les ont comprises ni contrôlées. Après le pillage, il y a deux possibilités. Ou tu restes assis à regarder un film avec ton nouveau Blue-ray ou SmartTV (volé) et tu retournes au travail pour payer ton abonnement à Netflix ou à Blim et pour payer la dette que tu as envers la banque, envers Coopel, envers ta tante, et la nourriture, et le loyer et le reste, ou tu te prépares pour la deuxième bataille. Nous sommes beaucoup à être entrés en guerre, mais ce n’est pas facile. Quand tu reconnais que tu en as assez de cette société et que tu veux une deuxième bataille, la première impression est celle d’être en train de nager au large sans personne à des kilomètres. Puis tu te rappelles que don Beto a aussi participé au pillage et que tu as vu Frida sortir en courant de l’Elektra avec un téléphone portable. Nous nous rencontrons dans les rues. Nous ne sommes jamais seuls, parce que tous les habitants du quartier vivent la même condition de travailleur salarié. Et pour avancer, pour passer de la bataille à la guerre, il faut organiser la colère.
Que l’étincelle brûle toute l’essence
Ceux qui ont méconnu que la pensée unitaire de l’histoire, pour Marx et pour le prolétariat révolutionnaire, n’était rien de distinct d’une attitude pratique à adopter, devaient être normalement victimes de la pratique qu’ils avaient simultanément adoptée.
Debord, thèse 95, La Société du spectacle
Un compa me dit « ah putain, il faut prendre les armes ». Sans doute, peut-être, à un certain point, enfin oui… Mais il faut d’abord nous connaître et connaître le champ de bataille. Cette semaine, il y a eu des réunions et des assemblées, et il y en aura sans doute dans les prochains jours. C’est dans ces moments que nous pouvons respirer et penser notre mouvement suivant. Mais ça se déroule de deux façons. On parle durant des heures lors d’une assemblée où vont s’amener des organisations comme des partis politiques, des syndicats, la guérilla (?), les antorchistes, les trotskistes et autres niaiseries. Ils vont faire durer l’assemblée de façon interminable et ils vont se bagarrer entre eux en réduisant le mouvement à « Peña dehors » ou « pour une nouvelle Constitution », comme si un nouveau document allait tout résoudre. Ils feront semblant d’être le Congrès de l’Union et ils arriveront à la conclusion suivante : rien. Ou oui, une manifestation pacifique, d’El Ángel [1] au Zócalo, qui sera arrêtée à Juárez par l’hémicycle, rien de plus. On peut les ignorer… ou les jeter et nous organiser nous-mêmes. Sans idéologies, seulement avec notre intuition et notre mémoire pratique, en nous souvenant que d’autres avant nous se sont révoltés, qu’avant nous et en d’autres lieux il y a eu des pillages et des blocages, que nous ne sommes pas seuls et que nous ne sommes pas les premiers. Ces expériences nous aideront dans les jours à venir. Il nous reste à ne pas avoir peur, merde ! Dans les guerres, il y a toujours eu des organes de propagande. C’est-à-dire des gens qui se chargent de répéter des mensonges jusqu’à ce qu’ils deviennent la vérité acceptée par tous, que nous répéterons jusqu’à croire que c’est ce que nous pensons. Aujourd’hui, c’est ce que font tous les médias, internet, les journaux de gauche comme de droite. Nous ne devons ni les lire ni les voir. Et si nous les lisons, critiquons-les. Et si nous les critiquons, que ce soit pour les refuser et pour créer notre version, parce que c’est ce que nous vivons, notre propagande. Nous rencontrerons ainsi d’autres personnes qui sont de notre côté.
Nous savons aussi que la tendance n’est jamais de notre côté, c’est clair, l’objectif est clair. Nous savons que notre lutte ne vise pas à avoir un pays meilleur ou plus de démocratie. Il paraît que la France et les États-Unis avaient déjà ça, et pourtant là aussi il y a des pillages et des révoltes, parce que le monde de la marchandise y tombe aussi en ruines. Des prolétaires en guerre y sont broyés tous les jours et ils se sont soulevés l’an dernier. Nous sommes les mêmes ici et là-bas.
Ces jours-ci, nous pouvons aller plus loin que le pillage et la révolte, qui représentent un pas important de notre bataille. Nous pouvons continuer, nous pouvons réclamer un morceau de nos vies, puis un peu plus, et plus, encore plus, jusqu’où nous pouvons arriver. Nous pourrions rêver et vivre, changer ce qu’il y a de pourri dans le monde, qui sait, nous pourrions même être l’histoire qui se reconnaît dans une révolution. Si nous ne le pouvons pas, nous laisserons une expérience importante pour ceux qui suivront, mais seulement si nous luttons. Sinon, nos enfants et nos petits-enfants continueront à s’endetter de crédits pour satisfaire de faux besoins. Ils travailleront jusqu’à ce qu’ils soient vieux et ils se souviendront qu’en 2017 un membre de leur famille a volé une télé.
Mort à celui qui s’opposera au chemin vers la vie du prolétariat en guerre.
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