L’été dernier, le mouvement zapatiste annonçait sa (ré)apparition,
contre les mégaprojets du nouveau gouvernement mexicain, et conviait à
la mise en place d’un Réseau international de résistance et de
rébellion. Depuis, les travaux d’agrandissement des territoires rebelles
ont commencé et quatre rencontres vont avoir lieu à partir du 7
décembre prochain. Un mois placé sous le signe de la défense
anticapitaliste de la « Terre-Mère » et de la lutte contre le
patriarcat. ☰ Par Julia Arnaud et Espoir Chiapas
Août 2019 : les communautés zapatistes proclament l’expansion de la rébellion via la création de sept nouveaux caracoles1 — élevant ainsi leur nombre à 12. Trois mois plus tard, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) proteste publiquement contre la répression policière qui frappe les peuples indigènes et exige que les militants portés disparus soient présentés en vie. « Les capitalistes, leurs cartels et leurs gouvernements imposent la mort avec des groupes armés, pour dépouiller les peuples autochtones », lance l’organisation aux côtés du CNI, le Congrès national indigène. Dans le même temps, l’EZLN diffuse les premières images du chantier entrepris à Tulan Ka’u, une terre « récupérée » à mi-chemin entre les villes de San Cristóbal de las Casas et de Comitán de Domínguez. Le Conseil de bon gouvernement qui administrera ce futur caracol aura pour nom « Semilla que florece con la conciencia de l@s que luchan por siempre » : « Graine qui fleurit grâce à la conscience de celles et ceux qui luttent pour toujours ».
Partie remise, donc. Cette nouvelle convocation, en décembre, va avoir pour thème unique « la violence contre les femmes » : c’est qu’il est bien question de « massacre ». Dans les zones sous autorité zapatiste, aucun féminicide n’a été commis ces dernières années, mais, dans son dernier rapport mensuel, l’Observatoire féministe contre la violence faites aux femmes du Chiapas comptabilise plus de 26 morts violentes sur l’ensemble de l’État du Chiapas, pour le seul mois de septembre 2019 — et un total de 156 depuis le début de l’année. La situation n’est pas meilleure sur le reste du territoire national, qui voit même la violence augmenter : selon les chiffres officiels, 1 199 femmes ont été assassinées au Mexique au cours du premier trimestre 2019 (soit une femme toutes les deux heures et demie). En toute impunité. « Ils nous assassinent — ont écrit les militantes zapatistes il y a maintenant près de trois mois — et nous font disparaître parce que nous sommes des femmes. Et en plus, ils disent encore que c’est notre faute, que c’est parce que nous nous habillons comme nous nous habillons, parce que nous marchons là où nous marchons, à telle heure et en tel lieu. […] Nous devons déjà lutter contre la discrimination à la maison, dans la rue, à l’école, au travail, dans les transports, avec nos proches et les inconnus, et, le comble, c’est qu’on dit encore que c’est nous qui cherchons à mourir. […]
La comandanta Ramona, figure emblématique du mouvement, est décédée en 2006 : elle est l’une des instigatrices de cette loi, rédigée suite à la consultation des femmes des communautés de tout le Chiapas. En 1996, après la trahison gouvernementale des Accords de San Andrés, qui prévoyaient l’autonomie des peuples indigènes, elle est la première à rompre l’encerclement militaire et à rejoindre la ville de Mexico pour participer à la fondation du Congrès national indigène. L’espace du caracol de Morelia qui accueille les rencontres de femmes porte aujourd’hui son nom : « Huellas de la Comandanta Ramona » (« Traces des pas de la commandante Ramona »). La journaliste et sympathisante zapatiste Orsetta Bellani assure ainsi que le mouvement combat le patriarcat « en s’appuyant sur la façon de penser indigène9 », décolonisant par là même le mot « féminisme »10.
À quoi il convient d’ajouter la résistance commune au patriarcat. Le mouvement révolutionnaire kurde — présent en Turquie, en Syrie, en Irak, en Iran et dans la diaspora — dispose même de ce qu’il nomme une « science de la libération de la femme » : la jinéologie. Socle du socialisme kurde, la lutte des femmes se voit, comme chez les zapatistes, corrélée à la question écologique. Des échanges réguliers ont d’ailleurs eu lieu entre les zapatistes et les révolutionnaires kurdes depuis le « Séminaire de la pensée critique face à l’hydre capitaliste », en 2015, au cours duquel Havin Güneşer, militante féministe et porte-parole de la plateforme « Liberté pour Abdullah Öcalan – Paix pour le Kurdistan », a salué « le peuple de la forêt » au nom « du peuple des montagnes ». Et souligné que si tout semblait opposer leurs deux mondes, leur engagement en faveur de la vie s’avérait identique. Deux ans plus tard, le Mouvement des femmes du Kurdistan (KJK) s’adressait au Conseil national indigène : représentante du CNI et de l’EZLN
REBONDS
☰ Lire notre article « Nouvelles zapatistes : la réapparition (1) », Julia Arnaud et Espoir Chiapas, octobre 2019
☰ Lire notre article : « 25 ans plus tard : le zapatisme poursuit sa lutte », Julia Arnaud, mai 2019
☰ Lire notre abécédaire du sous-commandant Marcos, mai 2017
☰ Lire « Ne vous sentez pas seuls et isolés — par le sous-commandant Marcos », avril 2015
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Goutte « Que deviennent les zapatistes, loin des grands médias ? », novembre 2014
☰ Lire notre dossier sur le Rojava
Août 2019 : les communautés zapatistes proclament l’expansion de la rébellion via la création de sept nouveaux caracoles1 — élevant ainsi leur nombre à 12. Trois mois plus tard, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) proteste publiquement contre la répression policière qui frappe les peuples indigènes et exige que les militants portés disparus soient présentés en vie. « Les capitalistes, leurs cartels et leurs gouvernements imposent la mort avec des groupes armés, pour dépouiller les peuples autochtones », lance l’organisation aux côtés du CNI, le Congrès national indigène. Dans le même temps, l’EZLN diffuse les premières images du chantier entrepris à Tulan Ka’u, une terre « récupérée » à mi-chemin entre les villes de San Cristóbal de las Casas et de Comitán de Domínguez. Le Conseil de bon gouvernement qui administrera ce futur caracol aura pour nom « Semilla que florece con la conciencia de l@s que luchan por siempre » : « Graine qui fleurit grâce à la conscience de celles et ceux qui luttent pour toujours ».
« Rester en vie. Donc s’organiser. Par le bas, c’est-à-dire par des réunions et des discussions dans les villages et les communautés. »Ce « retour » va également prendre la forme d’un « combo pour la vie ». C’est ce que l’on apprend par la voix du sous-commandant insurgé Moisés, porte-parole et successeur de Marcos (alias Galeano). Il se tiendra au Chiapas tout au long du mois de décembre : aux « femmes qui luttent dans le monde entier » et aux « réseaux de résistance et de rébellion » nationaux et internationaux, l’EZLN annonce donc une série d’évènements. Une nouvelle édition des festivals « Puy Ta Cuxlejaltic »2 et « CompArte »3, un Forum en défense du territoire et de la Terre-Mère4 ainsi qu’une seconde Rencontre internationale de « femmes qui luttent »5. S’ensuivra la célébration du 26e anniversaire du début de « la guerre contre l’oubli », en référence à l’insurrection zapatiste de 1994.
S’organiser contre la violence sexiste
En mars 2018, la première édition de cette rencontre avait réuni environ 7 000 femmes : 2 000 zapatistes et 5 000 venues du Mexique et de 38 pays de tous les continents. Durant trois jours, elles s’y sont côtoyées, connues et reconnues au travers d’une multitude d’ateliers et d’activités politiques, culturelles, artistiques et sportives. Un temps hors du monde patriarcal, qui leur a permis de partager leurs luttes, leurs doutes, leurs douleurs, leurs stratégies, leurs forces et leur solidarité. « Bon, eh bien maintenant, oui on va commencer à construire le monde que l’on mérite et dont on a besoin. […] Et ce dont on a besoin, c’est que jamais aucune femme, quel que soit son monde, quelle que soit sa couleur, quelle que soit sa taille, quelle que soit sa langue, quelle que soit sa culture, n’ait peur. » À l’issue de cet évènement inaugural, un mot d’ordre était trouvé. Cruel de simplicité : rester en vie. Donc s’organiser. Par le bas, c’est-à-dire par des réunions et des discussions dans les villages et les communautés. « [S]œur et compañera, ce qu’on est en train de te dire ici, c’est une femme zapatiste qui te le dit en te prenant dans ses bras et en te disant dans l’oreille, dans ta langue, à ta manière, selon ton temps :Ne te rends pas, ne te vends pas, ne capitule pas.» Mais, début 2019, les femmes zapatistes avaient annoncé l’annulation de la seconde édition, initialement prévue en mars, au regard de la militarisation et de la paramilitarisation croissante de leur territoire : une conséquence directe, expliquaient-elles, des mégaprojets initiés par le gouvernement « de gauche » que préside actuellement Andrés Manuel López Obrador, dit AMLO.
Partie remise, donc. Cette nouvelle convocation, en décembre, va avoir pour thème unique « la violence contre les femmes » : c’est qu’il est bien question de « massacre ». Dans les zones sous autorité zapatiste, aucun féminicide n’a été commis ces dernières années, mais, dans son dernier rapport mensuel, l’Observatoire féministe contre la violence faites aux femmes du Chiapas comptabilise plus de 26 morts violentes sur l’ensemble de l’État du Chiapas, pour le seul mois de septembre 2019 — et un total de 156 depuis le début de l’année. La situation n’est pas meilleure sur le reste du territoire national, qui voit même la violence augmenter : selon les chiffres officiels, 1 199 femmes ont été assassinées au Mexique au cours du premier trimestre 2019 (soit une femme toutes les deux heures et demie). En toute impunité. « Ils nous assassinent — ont écrit les militantes zapatistes il y a maintenant près de trois mois — et nous font disparaître parce que nous sommes des femmes. Et en plus, ils disent encore que c’est notre faute, que c’est parce que nous nous habillons comme nous nous habillons, parce que nous marchons là où nous marchons, à telle heure et en tel lieu. […] Nous devons déjà lutter contre la discrimination à la maison, dans la rue, à l’école, au travail, dans les transports, avec nos proches et les inconnus, et, le comble, c’est qu’on dit encore que c’est nous qui cherchons à mourir. […]
«Si, lors de la première rencontre, les hommes préalablement inscrits et accompagnés par une femme (laquelle se portait garante de son bon comportement) avaient pu s’approcher des lieux en installant leur campement aux abords, il n’en sera pas de même, cette fois. Peut-être recevront-ils, au cours de ces journées, la visite d’une commission de femmes zapatistes qui les informera de la teneur de leurs échanges. « Pour qu’ils le sachent, quoi. Et qu’ils aient un peu honte, et pour qu’ils aillent alors le raconter à d’autres hommes, et qu’ils leur disent le principal : que nous n’allons pas attendre qu’ils comprennent, qu’ils se comportent bien ou qu’ils arrêtent leurs conneries, mais que nous allons nous organiser pour nous défendre d’abord et ensuite pour tout changer, tout, TOUT. »
La Loi révolutionnaire des femmes
Ce « combo pour la vie » intervient dans un processus d’élargissement et d’approfondissement de la lutte des femmes indigènes, commencée au Chiapas il y a bien longtemps déjà. Avant même le soulèvement. C’est ce que racontent les grands-mères, les anciennes, elles qui ont vécu les violences des propriétaires terriens, lesquels les soumettaient en esclavage, puis celles, domestiques, au sein de leur foyer alors qu’elles avaient fui leur premier oppresseur. De là, ces femmes ont dit « Ya basta6 » et, plusieurs mois avant l’insurrection de 1994, ont proclamé la « Loi révolutionnaire des femmes ». En 10 points. Soit : droit de prendre part à la lutte révolutionnaire ; de travailler et d’être justement rémunérée ; de décider du nombre d’enfants qu’elles souhaitent avoir ; de participer à la vie politique et d’être élue ; d’avoir accès à la santé et à l’alimentation, pour elles et leurs enfants ; d’être éduquée ; de choisir librement son conjoint ; d’occuper des fonctions dans la direction zapatiste ainsi que dans sa force armée — enfin, les femmes ne sauraient être battues ni violées. C’est à la même époque que l’alcool a été prohibé dans les territoires zapatistes. « Nous ne soutiendrons pas l’idée que la lutte pour la terre prime sur la lutte de genre7 », précisait pour sa part le sous-commandant Marcos/Galeano. Lors du soulèvement, 30 % des combattants étaient des femmes8.La comandanta Ramona, figure emblématique du mouvement, est décédée en 2006 : elle est l’une des instigatrices de cette loi, rédigée suite à la consultation des femmes des communautés de tout le Chiapas. En 1996, après la trahison gouvernementale des Accords de San Andrés, qui prévoyaient l’autonomie des peuples indigènes, elle est la première à rompre l’encerclement militaire et à rejoindre la ville de Mexico pour participer à la fondation du Congrès national indigène. L’espace du caracol de Morelia qui accueille les rencontres de femmes porte aujourd’hui son nom : « Huellas de la Comandanta Ramona » (« Traces des pas de la commandante Ramona »). La journaliste et sympathisante zapatiste Orsetta Bellani assure ainsi que le mouvement combat le patriarcat « en s’appuyant sur la façon de penser indigène9 », décolonisant par là même le mot « féminisme »10.
« Les expériences politiques menées au Chiapas mexicain et au Rojava syrien, depuis 2012, sont régulièrement comparées. Non sans raison. »En 2013, lors de la Petite école zapatiste, au cours de laquelle des milliers de personnes avaient séjourné au sein des communautés pour apprendre de leur projet révolutionnaire, quatre ouvrages avaient été distribués ; dans l’un d’eux, La Participation des femmes dans le gouvernement autonome, les femmes zapatistes exposent avec précision les avancées réelles, fruits de cette loi, et les lacunes à combler. « Ce qui est dur pour nous, en tant que compañeras, c’est d’apprendre à parler, à décider, à accepter et à proposer des choses nouvelles pour que nous prenions un nouveau chemin. Mais cela ne sera pas possible sans la participation des compañeras, que ce soit aux différents niveaux de gouvernement ou dans les autres domaines de travail comme la santé et l’éducation. Nous avons maintenant des compañeras dans tous les domaines, même si ce n’est pas à 100 % », y raconte une ancienne membre du Conseil de bon gouvernement du caracol de la Realidad. Et une promotrice d’éducation du caracol d’Oventik d’ajouter : « Ce qu’on veut, c’est comme une construction d’humanité, c’est ce que nous sommes en train d’essayer de changer, ce qu’on veut c’est un autre monde. C’est le sens de notre lutte, des hommes et des femmes, car il ne s’agit pas d’une lutte de femmes et pas plus que d’une lutte d’hommes. Quand on veut parler de révolution, c’est qu’on y va ensemble, c’est pour tout le monde, les hommes et les femmes, c’est comme ça, notre lutte. »
Chiapas et Rojava : la révolution de celles d’en-bas
Les expériences politiques menées au Chiapas mexicain et au Rojava syrien, depuis 2012, sont régulièrement comparées. Non sans raison. Démocratie locale, armée populaire, refus du pouvoir d’État, dépassement du marxisme-léninisme historique et valorisation d’une identité culturelle opprimée : autant d’éléments, pour singuliers et spécifiques qu’ils soient, à même d’être mis en relation. L’essayiste libertaire Pierre Bance analysait en 2017 : « Les Indiens du Chiapas comme les Kurdes de Syrie ne demandent pas leur indépendance, mais l’autonomie, le droit de se gouverner eux-mêmes dans un cadre fédéraliste, au sein des frontières du Mexique et de la Syrie. Au Chiapas, si l’État n’est pas dedans, bien que tentant d’y entrer en faisant, par exemple, du chantage aux programmes d’aide sociale, il est tout autour. Toujours menaçant. Il n’en faut pas moins composer avec lui […]. Au Rojava, le fédéralisme est présenté comme une solution de paix pour résoudre la crise syrienne en particulier et proche-orientale en général. L’idée chemine, mais davantage vers un fédéralisme étatique […]. Pour l’immédiat, l’État syrien n’a pas totalement disparu au Rojava. »À quoi il convient d’ajouter la résistance commune au patriarcat. Le mouvement révolutionnaire kurde — présent en Turquie, en Syrie, en Irak, en Iran et dans la diaspora — dispose même de ce qu’il nomme une « science de la libération de la femme » : la jinéologie. Socle du socialisme kurde, la lutte des femmes se voit, comme chez les zapatistes, corrélée à la question écologique. Des échanges réguliers ont d’ailleurs eu lieu entre les zapatistes et les révolutionnaires kurdes depuis le « Séminaire de la pensée critique face à l’hydre capitaliste », en 2015, au cours duquel Havin Güneşer, militante féministe et porte-parole de la plateforme « Liberté pour Abdullah Öcalan – Paix pour le Kurdistan », a salué « le peuple de la forêt » au nom « du peuple des montagnes ». Et souligné que si tout semblait opposer leurs deux mondes, leur engagement en faveur de la vie s’avérait identique. Deux ans plus tard, le Mouvement des femmes du Kurdistan (KJK) s’adressait au Conseil national indigène : représentante du CNI et de l’EZLN
*
Le
21 novembre 2019, l’Armée zapatiste de libération nationale, dénonçant
le néolibéralisme, le capitalisme financier et l’industrie
militaro-extractiviste, enjoint à défendre le vivant à la faveur d’une
double lutte : contre le mode de production capitaliste et le
patriarcat. À saisir la violence structurelle qui frappe de concert les
femmes et « la Terre nourricière ». « Une tâche immense » — à laquelle le mouvement zapatiste entend apporter sa contribution en cette fin d’année.
Photographie de bannière : Daliri Oropeza
Photographie de vignette : Caracol d’Oventik, 2015 (Val K)
Photographie de vignette : Caracol d’Oventik, 2015 (Val K)
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