miércoles, 1 de julio de 2015

G.Lapierre: La pensée critique face à l'hydre capitaliste ou la misère de la philosophie

La pensée critique face à l’hydre capitaliste ou la misère de la philosophie

J’aurais pu tout aussi bien écrire « La pensée critique face à l’hydre capitaliste ou la misère en milieu intellectuel ». Toutes ces références à une pensée critique qui aura profondément marqué le XIXe et le XXe siècle de Marx aux situationnistes se résumerait à « La pensée critique face à l’hydre capitaliste ou la misère du marxisme ». Je voudrais m’interroger ici sur la prétention des intellectuels marxistes et chrétiens, non à penser, la pensée étant pour le meilleur ou pour le pire notre lot commun, mais à s’arroger, à s’approprier, la pensée. Cette usurpation n’est pas si innocente que l’on veut bien le dire, elle est un réflexe du monde dominant et ce qui se voulait une critique devient une réaction de défense de la classe au pouvoir. Comme bien des religions, la religion juive, la religion chrétienne ou musulmane sont des religions de la « terre promise » : toute insatisfaction en ce monde, tout malheur, trouvera sa résolution dans un futur indéterminé. L’Histoire hante ces religions, le monde ne court pas à sa perte, il cherche seulement à s’unir à Dieu, à se fondre dans l’universel, à résoudre la contradiction qu’il porte en lui. C’est le mouvement qui emporte le monde, le mouvement de l’Un, le mouvement de l’universel. Ces religions sont hantées par celui (le messie) ou ceux (les pauvres) qui mettront fin à l’histoire, à cette poursuite obsédante de l’universel. Et cette recherche du « sujet historique » devient pathétique aujourd’hui chez les marxistes depuis que le monde ouvrier leur a manqué. Je ne fais pas grief à ces religions de dire ce que fait le monde, et ce mouvement de l’Un, ou totalitarisme de l’Un, est diablement effectif avec le capital ; je leur reproche de ne voir que lui et de chercher à m’entraîner dans leur cause.



Les intellectuels comme les clercs sont, pour leur malheur, des êtres en marge de la société réelle, en marge d’une collectivité donnée, ce sont des individus isolés dans la société et compromis dans le mouvement de l’universel emportant le monde. Ils cherchent le « sujet historique » qui sera tout aussi bien le « sujet social » qu’ils ne sont pas et qui les sauvera de leur isolement. Ils pensent que le genre les sauvera de l’individualité. Ils confondent l’être collectif, l’être social, et le genre, l’ouvrier, le pauvre, l’indigène… ; bien sûr, l’ouvrier, le pauvre, l’indigène connaissent encore tant bien que mal (et plutôt mal que bien) une vie sociale, dont est exclu l’intellectuel ; mais ce n’est pas le genre qui fait l’homme. Ils vont chercher l’humain dans le genre, le genre humain. L’individu, homme ou femme, serait du genre humain comme la vache du genre bovidé. Ce n’est pas le genre qui fait l’humain mais l’être appartenant à une collectivité bien définie, à un peuple parmi d’autres peuples, c’est l’« humano-pueblo », l’« humain-peuple », l’humain défini par son appartenance à un peuple singulier ; c’est l’être d’une collectivité, s’insérant comme être social dans un vivre ensemble, dans une communauté de pensée, cela peut être dans un village de pêcheurs, dans un quartier ouvrier ou dans une bande d’apaches.
« La pensée critique face à l’hydre capitaliste » (el pensamiento critico frente a la hidra capitalista) fait référence à un séminaire convoqué par les zapatistes, qui eut lieu à Oventik puis au Cideci-UniTierra de San Cristóbal du 2 au 9 mai 2015, à la mémoire du philosophe zapatiste Luis Villoro et du professeur de l’escuelita, Galeano, assassiné en mai 2014. Les zapatistes avaient invité un grand nombre de personnalités amies à exposer leurs réflexions et leurs expériences face à la menace que « l’hydre capitaliste » fait courir à l’humanité. À la fin des interventions, le sous-commandant Moisés partageait avec le sous-commandant Galeano la prise de parole au nom du comité zapatiste présent. Il s’est attaché à rendre compte dans le détail des difficultés d’organisation auxquelles sont confrontés au quotidien les zapatistes et les solutions apportées, ou comment une vie collective autonome arrive peu à peu à se construire et à s’organiser pour résister face au monde capitaliste.

Je me suis alors demandé si la véritable pensée critique n’était pas ce mouvement d’une société sur elle-même s’efforçant face au monde capitaliste à persévérer en elle-même. C’est une pensée pratique, pragmatique même, mais bien réelle, prenant sa source dans les profondeurs d’une mémoire collective, dans les entrailles d’une vie sociale remontant dans la nuit des temps et qui travaille, se développe, s’invente et se construit dans un monde qui lui est parfaitement contraire et hostile. Face à cette pensée que je qualifierai d’organique qui — à partir de quelle graine enfouie dans la mémoire d’un peuple ? — germe, grandit, éclot, fleurit et s’organise pour résister, les réflexions et les discours des intervenants, aussi intéressants qu’ils pussent être, avaient bien peu de réalité : des commentaires, des analyses, la pensée critique véritable était ailleurs, dans le mouvement zapatiste même ou bien dans tous les mouvements de résistance des peuples, ou bien encore dans les résistances qu’une vie collective oppose toujours et encore à l’avancée d’un monde destructeur de toute vie sociale digne de ce nom.

Deux pensées éminemment pratiques, inventant, créant, construisant leur propre réalité s’affrontent : d’un côté, nous avons la pensée des marchands capitalistes spéculant sur les échanges marchands à venir, et cette pensée spéculative crée le monde que nous connaissons avec ses mines à ciel ouvert, ses plates-formes de forage, ses champs de maïs transgéniques, ses consortiums de la drogue, ses industries de l’armement… ; de l’autre côté, nous avons la pensée d’une collectivité se reproduisant comme collectivité à travers le don et les échanges réciproques. L’une est conquérante et destructrice de toute forme de vies collectives ; l’autre repose sur la diversité et la reconnaissance des différences, sur la « loi des alliances » ; « un monde qui contiendrait tous les mondes », disent les zapatistes. Il y a incompatibilité entre ces deux options de l’humanité, entre l’option de l’Un supprimant toutes les différences, c’est le choix de l’universel, et celle de la diversité et de la pluralité des mondes, faisant de la différence la richesse des rencontres. La première option est envahissante, la seconde tente de résister ou de se réinventer dans des conditions de plus en plus précaires, elle représente un obstacle au mouvement de l’universel, au mouvement de la pensée de l’universel ; elle est la pensée critique de l’universel ; elle représente le point de vue de la diversité face au point de vue de l’Un, représenté aujourd’hui par le capital. Elle est la pensée des diables et des esprits face à celle d’un Dieu unique, transcendant et tout-puissant. C’est une pensée tenace aussi, qui couve et rougeoie sous la cendre des religions, nous la retrouvons qui trace ses chemins clandestins, ses sentiers et ses sentes peu visibles, échappant au regard inquisiteur de l’universel. Oui, elle est tenace ; la pensée critique véritable, la pensée de l’humain face à celle d’un dieu unique et totalitaire, a la vie dure.

À la fin du XVIIIe siècle, les paysans des provinces du royaume de France se révoltent, brûlent les châteaux et les archives seigneuriales, se libèrent de la tutelle des aristocrates ; ils profitent de la crise de l’unique, partagé pour un temps entre aristocratie et bourgeoisie, ils sautent sur l’occasion pour retrouver autour des biens communaux une vie sociale libérée et autonome. Nous retrouvons ce même mouvement d’une pensée critique de l’universel en action, mouvant les gens, dans les quartiers populaires des villes. Il ne s’agit pas d’un mouvement millénariste, mais bien d’un mouvement social de libération, d’une vie collective surgissant et s’organisant au niveau d’un quartier ou d’une commune une fois détruits les cadres de la domination de l’universel. Cela n’a duré qu’un temps, le temps pour la bourgeoisie de se substituer à l’aristocratie ; et, dans la confusion, le mouvement totalitaire de l’Un a repris le contrôle de la situation.

Dans cette affaire, Hegel, philosophe chrétien issu de l’Université, ne prend pas le parti des peuples, il ne prend pas le parti des gens en colère secouant le joug de l’aristocratie, se libérant du poids de l’universel ; il prend le parti de l’universel, il prend le parti de la bourgeoisie, de Napoléon à cheval, de l’unification, des États nationaux, de la France, de l’Italie et de l’Allemagne (déjà). Bien sûr la révolte des gens, l’insurrection des peuples a de quoi inquiéter tout bon croyant, il faut donc tenter de récupérer cette pensée critique en action et la transposer dans les cadres de la pensée chrétienne ; ce que cherche à faire Hegel, qui voit dans ce mouvement d’une pensée critique qui emporte les gens, le mouvement même de la pensée universelle et la résolution dialectique du rapport maître/esclave (la résolution de l’opposition entre les contraires, de la liberté et de la contrainte, par exemple ; ou, si l’on veut, la résolution du contradictoire qui se trouve inhérent à tout développement intellectuel comme au cœur de la société occidentale). Il joue la carte millénariste et révolutionnaire contenue en creux dans la pensée chrétienne contre celle que jouent les gens dans la réalité : retrouver, inventer ou reconstruire une vie collective qui leur soit propre ; sans plus. Il dit ce que font les gens, il s’arroge leur propre pensée, leur pensée en action, leur pensée pratique, leur pensée se réalisant, et il la récupère. Avec Hegel cette récupération reste dans le domaine intellectuel, il n’a pas les moyens d’intervenir dans la réalité, il ne cherche pas à constituer un parti, son parti existe déjà, c’est la bourgeoisie, c’est le parti de l’unification de l’Allemagne. À partir du moment où la bourgeoisie se substitue à l’aristocratie, la crise qui avait secoué la pensée de l’Un s’estompe et « tout continue comme avant ». La suite va être différente : les clercs, les nostalgiques de l’État théocratique, vont se ressaisir de la pensée de Hegel pour constituer le parti de l’universel, qu’ils appelleront le parti du peuple, et la récupération de la pensée critique passera avec eux du domaine intellectuel à celui de la réalité avec le stalinisme, par exemple, ou encore avec l’État islamique, autre exemple.

Marx critique le point de vue qu’il appelle idéologique chez Hegel, il ne critique pas le point de vue universaliste. Marx nomme idéologie le fait de voir dans la société la réalisation de la pensée et, en ce qui concerne la société bourgeoise, la réalisation de la pensée de l’universel. Hegel a raison contre Marx dans le sens où la société est la réalité de la pensée (ou la pensée dans sa réalité) et la société bourgeoise est bien la réalité de la pensée de l’universel, de l’Un supprimant toute différence. Évidemment Marx a une idée derrière la tête quand il critique Hegel sur ce plan ; pour lui, la bourgeoisie ne peut pas être le parti de l’universel, c’est le peuple, l’ouvrier ou le travailleur qui est le parti de l’universel. Alors que Hegel témoignait de la révolution française et de l’émergence d’une nouvelle classe de l’universel, Marx témoigne de la Commune de Paris. Marx, comme Hegel, est du parti de l’universel ; pour Marx, l’universel travaille à nouveau la société, ce n’est plus la bourgeoisie qui est le parti de l’Un, mais le prolétaire et ceux qui ont conscience du devenir monde de l’universel. L’universel n’est plus une idée séparée de la société, portée par une classe sociale (l’aristocratie puis la bourgeoisie), comme le constatait et le voulait Hegel ; Marx critique ce qu’il nomme l’idéologie hégélienne : l’universel est le mouvement même des travailleurs se libérant de la tutelle de la bourgeoisie, pour une société sans classe, sans séparation. L’universel n’est plus une idée séparée, il se « matérialise ». Signe des temps nouveaux qui se préparent, l’argent est l’universel matérialisé. La bourgeoisie n’est déjà plus la classe porteuse de l’idée comme pouvait l’être l’aristocratie, elle est la classe porteuse d’argent, avec elle l’universel s’est matérialisé. Un pas de plus…, et l’universel se fera réalité…, et Marx a raison contre Marx…, et c’est bien ce qui est en train de nous arriver, sans avoir à passer par la révolution prolétarienne…, le capital est bien l’universel « matérialisé » se réalisant au jour le jour, supprimant toute différence, supprimant toute vie sociale autonome reposant sur des relations de réciprocité de sujet à sujets. L’Un victorieux.

Comme les paysans des provinces françaises ont profité d’une crise de l’État, des conflits de pouvoir au sommet entre aristocratie et bourgeoisie, pour se libérer du joug de l’aristocratie seigneuriale, les paysans de Paris, de Marseille ou du Creusot ont profité d’une crise au sommet, la déroute de l’État français en guerre contre la Prusse, pour tenter de se libérer de la tutelle de la bourgeoisie et inventer, recréer une vie sociale qui leur soit propre, correspondant à leurs souhaits, à leurs désirs, à leurs points de vue sur le monde et la vie. Et voilà nos intellectuels, issus des universités, au travail pour faire entrer aux forceps les souhaits et les désirs diffus d’une vie sociale autre et à inventer dans la bouteille de l’universel — qui, en fin de compte, s’avère être la bouteille de l’aliénation et du pouvoir. De la même façon, en 1968, les prolos des quartiers ouvriers du Havre, de Rouen, de Paris, de Marseille profitent de la crise au sommet du capitalisme, qui de national devient transnational, pour chanter une autre chanson, pour danser une autre danse, pour se parler, pour vivre une autre vie, mais le parti de l’universel veille et reste vigilant, il n’a pas dit son dernier mot : les situationnistes réhabilitent la pensée de Marx, que le stalinisme avait, pensait-on, définitivement enterrée. Et quand Marx ne suffit plus et donne des signes de lassitude ou de faiblesse, on appelle alors Hegel à la rescousse.

Il ne s’agit pas de brûler les livres de Hegel, Marx, Debord ou Voyer, bien au contraire, ils apportent une vue pénétrante et d’une grande intelligence sur ce que fait le monde ou le devenir monde de l’Un. L’insurrection des paysans, des communards ou des prolos sont bien des signes et des signes qui ne trompent pas d’une crise momentanée de l’universel, d’une crise passagère du devenir monde de l’universel, mais c’est seulement le Léviathan qui change de peau, qui s’ébroue et qui grossit. Ils intègrent la révolte des paysans, des communards, des prolos dans le devenir monde du Léviathan, ils en font un élément du devenir monde de l’universel, et même son but final : la Révolution, la fin de l’esclavage, le retour à l’Âge d’or, la fin de l’Histoire. Ce qui n’était que signe devient avec eux la cause première de l’Histoire de l’universel et sa « cause finale » ou son but. C’est une erreur d’optique et toute erreur d’optique est due à la position de l’observateur, le bâton paraît déformé et tordu à l’observateur qui se trouve sur la rive, hors de l’eau. L’erreur d’optique est toujours intéressée et définit le parti pris par l’observateur. Les paysans, les communards, les prolos profitent seulement de la crise passagère d’un changement de peau, d’une étape, d’une soudaine accélération, d’un léger instant d’incertitude, de flottement, pour créer, inventer une autre vie, libérée un court moment de la camisole de force de l’Un. Ces théoriciens sont obnubilés par l’Histoire universelle de l’Un, ils ne voient qu’elle. Ne compte que l’Histoire universelle de l’aliénation ; les philosophes de l’« Histoire » ignorent, ne voient pas, se détournent de l’autre aspect de la réalité. Hegel est visionnaire, il « voit » l’unification de la France et, au-delà, il « voit » l’unification de l’Italie, il « voit » l’unification de l’Allemagne et, au-delà, il « pressent » l’unification de l’Europe ; il saisit le mouvement de l’Un, le mouvement réel de l’universel modifiant la géographie de l’Europe, mais il ne relève pas ce qui engendre la véritable richesse de l’humanité, la diversité des usages et des traditions ; il ne parle pas de la prolifération des coutumes qui constituent la richesse et la beauté des provinces françaises, italiennes ou allemandes, il ne dit rien de la diversité des langues, de la diversité des usages et des coutumes, des mœurs, des danses, des chants, des fêtes, des carnavals ; il ne voit que le mouvement d’unification, le mouvement de l’Un, le mouvement de l’universel, le mouvement de l’aliénation transformant toute la diversité, toute la richesse de ce qui existait en folklore. Pourtant c’est cette diversité, cette richesse opprimée, qui refait surface, qui profite d’un flottement, qui s’est aussi peu à peu reconstruite dans l’ombre et la clandestinité et qui se heurte à nouveau au totalitarisme de l’universel, qui réagit aussi à l’avancée du mouvement d’unification, à une accélération du procès d’aliénation et qui se révolte face à une oppression plus forte.

Au Mexique les peuples indiens ont résisté tant bien que mal à la colonisation, c’est-à-dire au rouleau compresseur de l’Un, au rouleau compresseur d’une pensée unique et pauvre, la pensée spéculative des marchands, la pensée spéculative de l’Un, de l’individu, de celui qui s’est émancipé des règles de la vie sociale, des règles de la réciprocité. Les peuples indiens représentent et forment le parti de la diversité, de l’humanité réelle, résistant encore et s’organisant pour résister. Les paysans indiens se disent, avec juste raison, hommes de maïs, hommes et femmes véritables ; il existe une très grande variété de maïs ; les Popoluca, par exemple, connaissent le maïs blanc (poomok), le maïs blanc sec (tiichpoomok), le maïs rouge (tsabatmok), le maïs sang (nuukni piñonipiñmok), le maïs blanc jaune(poopu’ucmok), le maïs rapide (jikxmok), le maïs jaune (pu’uchmok), le maïs jaune sec (tiichpu’ucmok), le maïs rouge jaune (tsabastspu’uchmok), le maïs noir (yikmok), le maïs noir violet (chi’chykmok), le maïs rouge noir(tsabatssykmok), le mais jaguar (kaanamok), le maïs deux couleurs (chikiñmok), le maïs vert blanc (tsuuspookmok) ; je pourrais presque avancer sans trop de risque que chaque village indien a sa propre variété de maïs ; il aura créé peu à peu sa propre semence en fonction du climat, de l’altitude, de la terre et de l’environnement. Cette richesse infinie est désormais menacée.
Oaxaca, le 29 mai 2015
Georges Lapierre

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