Entre la Croix et le AK
La Théologie de la Libération
en Amérique Latine
"Un soldat n'est pas obligé d'obéir à un ordre qui va
contre la Loi de Dieu"
Appel
d'Oscar Romero aux soldats de l'Armée salvadorienne, à la veille de
son assassinat
Les gouvernements
la musèlent et assassinent ses adeptes, le Vatican l'exècre et veut
la faire disparaître. Qu'est-ce donc que cette Théologie de la
Libération qui a enflammé le continent latino-américain au point
qu'un Pape ait voulu la mettre à genoux ?
I/ En bas et à gauche
La Théologie de
la Libération est née sur le continent latino-américain.
L'expression est
prononcée pour la première fois par le péruvien Gustavo Guttierez
lors de la Conférence de Medellin, Colombie, en août 1968.
Cette Conférence
réunit les évêques d'Amérique latine qui veulent étudier les
orientations à mettre en œuvre pour appliquer les conseils de
Vatican II. L'Eglise, en effet, veut s'ouvrir au monde et renforcer
son engagement envers les pauvres. Le concept sera
développé par Gustavo Guttierez dans "Théologie de la
Libération", paru en 1972, de même que par des théologiens
comme les brésiliens Frei Betto, Leonardo Boff, ou Hugo Assman,
entre autres.
A la suite de la
Conférence de Medellin, des milliers de prêtres, portés par leur
foi, s'engageront dans la lutte en faveur des opprimés, à l'image
d'un Christ de pauvreté et de justice.
En Amérique
latine, dans les années 60/70, des séries de coups d'état
militaires déstabilisent les pays et bouleversent totalement le
continent. Les juntes au pouvoir torturent et assassinent dans le but
d'éliminer toutes les forces de gauche; la situation est explosive.
Dans ce contexte,
on peut supposer que les hommes d'Eglise ne peuvent échapper à deux
figures importantes. La figure du Che, inévitable, et la révolution
cubaine, et celle d'un prêtre colombien, Camillo Torres, qui, après
avoir cherché à lutter légalement pour les droits des colombiens
les plus pauvres, décide de prendre les armes en rejoignant en 1966
l'ELN (Ejército de Libéración Nacional) colombienne. Symbole du
prêtre-guérillero, il meurt lors de son premier combat, à peine un
mois après son entrée dans la guérilla.
Courant de pensée
chrétien, la Théologie de la Libération est fondée sur la notion
de "libération", en rapport avec la libération du peuple
juif, qui, guidé par Moïse, se libère du joug de l'esclavage de
l'Egypte, et traverse la Mer Rouge vers la Terre Promise. On veut
libérer le pauvre du joug de la servitude et de l'exploitation.
C'est une
théologie, donc un "discours sur Dieu". Mais c'est une
théologie "d'en bas", c'est à dire que plutôt que de
discourir sur un Dieu "dans les nuages", elle prend comme
point de départ de sa réflexion le point de vue du pauvre et de
l'opprimé.
En ce sens, sa
dimension la plus importante est une dimension sociale et politique.
Elle critique les
pouvoirs établis, les gouvernements. Lors de son 90ème
anniversaire, Don Helder Camara, archevêque de Recife, Brésil, un
des plus grands représentants de cette pensée, dénoncera " la
persistance honteuse de la misère entretenue par les gouvernements
et les élites."
Elle se situe
nettement contre le capitalisme, qu'elle considère comme système
injuste et ennemi principal du christianisme et des Evangiles
puisqu'il idolâtre l'Argent, la Puissance, la Force et
l'Individualisme.
Si la plupart des
adeptes de la Théologie de la Libération ne se disent pas marxistes
(marxisme et christianisme sont théoriquement antinomiques), elle
flirte de près ou de loin et selon les époques et les lieux avec
la pensée de Marx, ne serait-ce que parce qu'elle met en avant
l'origine des dichotomies riche / pauvre, capitaliste / exploité,
oppresseur/ oppressé. Le théologien Frei Betto affirmera que les
marxistes et les chrétiens possèdent plus de points communs et
d'objectifs similaires qu'on le suppose d'ordinaire.
Enfin, elle
cherche son autonomie par rapport à un Vatican qui, éloigné des
problèmes concrets de la pauvreté, soutient les pouvoirs en place
et se fait trop souvent l'allié des régimes répressifs. Les
Eglises d'Amérique latine, à partir des années 70 et à travers
les communautés ecclésiastiques de base, tendent à s'auto-gérer
et cherchent à se libérer d'un Vatican pour le moins autoritaire.
II/ Vatican ? Contre.
Une hostilité
farouche du Vatican envers la Théologie de la Libération s'est
déclarée dès l'élection de Jean-Paul II, en 1978.
Cette guerre prend
ses sources dans les fondements même de la Théologie de la
Libération. D'une part une haine pour le marxisme, de l'Eglise en
général, et de Jean-Paul II en particulier. Polonais, il a vu en
effet les révoltes populaires de son pays et les syndicats ouvriers
matés violemment par le gouvernement de Gierek. De ce fait, il a
rapidement passé des accords avec les Etats-Unis. Un problème se
pose d'autre part avec le principe de l'engagement: selon les règles,
un prêtre doit être neutre, ne doit pas montrer ses opinions. Mais
s'engager pour le pauvre, c'est prendre position, c'est partager ses
luttes! Or, la Théologie de la Libération est fondée justement sur
cet engagement.
En conséquence, le Pape a longtemps
œuvré pour mettre au pas les prêtres qui refusent de se plier aux règles imposées par
le Vatican.
S'il est allé se
recueillir sur la tombe de Mgr Romero, archevêque de San Salvador et
adepte de la Théologie de la Libération, assassiné en 1980 alors
qu'il célébrait la messe, on lui reproche de ne pas avoir dénoncé
les atrocités commises au nom de la contre-révolution salvadorienne
et de ne pas avoir soutenu l'archevêque de son vivant, ou d'avoir
montré trop d'égards à Augusto Pinochet, sans condamner les
tortures et séquestrations du dictateur chilien.
Lors de son voyage
à Managua, au Nicaragua, Jean-Paul II a fait subir une humiliation
publique à Ernesto Cardenal. Ordonné prêtre en 1965, figure
importante du Nicaragua et de la Théologie de la Libération,
Cardenal a milité activement contre la dictature aux côtés des
sandinistes. Après la chute de Somoza, il est nommé ministre de la
Culture dans le nouveau gouvernement.
Lors du protocole,
devant les caméras du monde entier, le Pape demande à Ortega, chef
du gouvernement sandiniste, de rencontrer ses ministres. Ernesto
Cardenal enlève son béret, se met à genoux et tente d'embrasser la
bague du souverain pontif. Le Pape retire sa main, et brandit le
doigt en direction de Cardenal: "Vous devez régulariser votre
situation !" Et parce que Cardenal garde le silence, le Pape
réitère sa demande, le tançant toujours du doigt. Cardenal fut
suspendu par Rome.
Pour information,
il quitta le FSLN (Frente Sandinista de Liberación Nacional) en
1994, jugeant le Président Ortega "trop autoritaire".
Plus tard, alors que le Pape célèbre la messe à Managua devant près de 700000 personnes, 17 mères, dont les fils ont été tués par des mercenaires envoyés par Reagan pour déstabiliser le gouvernement sandiniste, des mères donc, viennent demander au Pape de prier pour eux. En vain. Elles insistent, s'approchent trop près de l'autel.
"Silence !"
crie le Pape dans son micro.
Plus personne ne
l'écoute. Il aura bien du mal à finir sa messe; l'hymne sandiniste
couvre ses mots et l'emporte.
Quel retour de
bâton si l'on pense à Cardenal !
Six mois après le
voyage de Jean-Paul II au Nicaragua, le Cardinal Ratzinger, alors à
la tête de la "Congrégation pour la Doctrine de la Foi",
héritière directe de l'ancienne Inquisition, publie un texte dans
lequel il dit l'importance de ce que l'on appelle "l'option
préférentielle pour les pauvres", lui accorde une vraie
valeur, mais condamne vivement les dérives possibles dans le combat
contre la pauvreté.
Le Vatican doit
maîtriser les prêtres qui se mêlent de politique et s'engagent
trop activement.
En 1996, Jean-Paul
II a affirmé que la Théologie de la Libération était morte avec
la Guerre Froide. Cette phrase nous dit bien l'importance que Vatican
accordait à "son" combat.
Lors de la
dernière nomination du Pape, en 2005, beaucoup de catholiques
attendaient l'élection d'un latino-américain. Ratzinger devint le
Pape Benoît XVI. De là à voir un complot pour tuer définitivement
la Théologie de la Libération et ses adeptes, il n'y a qu'un pas.
III/ Prêtres-guérilleros et Hommes de paix
Face à la faim et
à la pauvreté d'une Amérique latine qui "s'ouvre les veines"
pour nourrir un capitalisme dévorant, face à la torture érigée en
droit par les gouvernements, des prêtres ont choisi le camp de la
révolte armée.
Sans prendre les
armes, à quelques rares exceptions près, ces prêtres-guérilleros,
au risque de leur vie, ont soutenu et soigné les insurgés, ont
continué de baptiser leurs enfants malgré les reproches des "bons
chrétiens", ont nourri ou caché.
Frei Betto, au
Brésil, rejoignit la résistance armée contre la dictature
militaire en 1964. Il vint en aide aux révolutionnaires, les aida à
franchir les frontières de l'Uruguay et de l'Argentine. Cette
activité lui coûta cinq ans de prison. Gaspar Garcia Laviana,
prêtre espagnol vivant au Nicaragua, a rejoint le FSLN en 1977. En
1970, le séminariste Nestor Paz, en Bolivie, participe à la
guérilla de l'ELN, fondée par Che Guevara.
Elle se manifeste
en même temps que l'histoire récente du Chiapas, à travers la
figure respectée de Mgr Samuel Ruiz. Evêque de San Cristobal de
1959 à 1999, il en a été le représentant énergique pendant plus
de quarante ans. Homme de paix et de justice, il a consacré sa vie
aux droits des populations indiennes du Chiapas, il a permis qu'elles
fassent entendre leurs voix lors du Congrès Indigène de 1974, il a
été le médiateur infatigable entre l'EZLN et le gouvernement, et a
tenté de construire une église digne et respectueuse des droits
humains.
Son successeur
attendu, Mgr Raúl Vera, aurait dû nommé évêque de San Cristobal,
comme l'aurait voulu la coutume, selon les règles de l'Eglise. Au
lieu de cela, on le nomma évêque de Saltillo, histoire de l'envoyer
bien loin du Chiapas, à la frontière américano-mexicaine.
Vatican n'aime pas
la Théologie de la Libération.
Mais oublie la
force de ses adeptes.
L'évêque
poursuivra donc son combat à Saltillo, pour les droits de l'homme et
le respect de la dignité. Il s'engage auprès des migrants, dénonce
la corruption, l'exploitation économique ou la guerre déclarée par
Felipe Calderón aux narco-trafiquants.
Il s'implique
activement au côté d'associations pour les droits des homosexuels
et dénonce "la discrimination, les violences, le rejet social
et familial dont est victime cette population au Mexique".
En août 2011, il
se voit convoqué au Vatican: on lui reproche son engagement auprès
des homosexuels.
Afin que les
pauvres de l'Amérique Latine retrouvent la dignité, les adeptes de
la Théologie de la Libération, soutenus par leur foi, ont lutté,
luttent, au prix de leur vie parfois, avec courage toujours, contre
la misère et l'oppression qui maintient les populations dans le
dénuement et l'asservissement.
Suffoquant face à
la misère extrême et à la tyrannie de la torture, quelques-uns ont
choisi de prendre les armes. Les plus nombreux se sont engagés
pacifiquement au côté de l'opprimé, lui apportant aide et soutien
et n'hésitant pas à dénoncer les injustices et les violences.
Face à
l'intolérance et à la répression d'un Vatican qui leur intime de
se taire et de faire alliance avec les puissants, ces hommes de Dieu
ont choisi de désobéir.
Articles (fr)
* L'Eveque rouge Raul Vera convoqué au Vatican! Ou quand la théologie de la libération dérange
* Théologie de libération, entretien avec Enrique Dussel
* Lire des extraits du livre du Curé de Chenalho Michel Chanteau
* Témoignage de Samuel Ruiz, Eveque de San Cristobal de Las Casas
* Samuel Ruiz par le SIPaz
* Communiqué de l´EZLN pour le déces de Don Samuel Ruiz.
No hay comentarios.:
Publicar un comentario