Plusieurs ONGs, des observateurs internationaux, de nombreux journalistes, le diocèse de San Cristóbal, la CONAI, l'EZLN... tous le dénonçaient depuis longtemps : les groupes paramilitaires liés au PRI qui agissent en toute impunité dans le Nord et les Altos du Chiapas pouvaient provoquer un bain de sang aux conséquences imprévisibles. Et voilà que la mise en garde est devenue cruelle réalité.
Lundi 22 décembre, une soixantaine d'hommes armés ont attaqué des réfugiés dans le village d'Acteal (municipalité de Chenalhó). La tuerie a duré plusieurs heures et a laissé un lourd bilan : 45 morts (21 femmes, 9 hommes, 14 enfants et 1 bébé), au moins 25 blessés par balle ou à coup de machette, et plusieurs disparus.
Les victimes sont des membres de l'organisation de la société civile "Las Abejas", qui avaient dû fuir leurs communautés à la suite des précédentes agressions menées par le groupe paramilitaire Paz y Justicia. ; elles se trouvaient dans un campement provisoire, dans la boue, sous des bâches plastique, totalement démunies et sans défense.
Les agresseurs, membres de plusieurs groupes paramilitaires financés par le gouvernement de l'état du Chiapas, les ont encerclés et ont ouvert le feu sur eux. Les témoins et l'autopsie officielle ne laissent aucun doute : la plupart des victimes ont été tués par derrière, alors qu'elles s'enfuyaient.
Le massacre a commencé vers 10h30 et a duré au moins 6 heures. La police, stationnée à deux cent mètres, n'est pas intervenue. Les autorités centrales du Chiapas avaient pourtant été prévenues dès 11h30 par le prêtre Gonzalo Ituarte, mais Uriel Jarquín (sous-secrétaire du gouvernement du Chiapas, impliqué dans le financement de Paz y Justicia, cf. 21 décembre) explique que, après l'appel de M. Ituarte, il s'est renseigné auprès des policiers en poste à Acteal, qui lui auraient répondu qu'il n'y avait "aucun problème". Toujours selon lui, c'est vers 17h00 qu' "[on a été] informés sur des fusillades dans la région, (...) qu'on a commencé à recevoir de l'information sur l'affrontement, les morts, les blessés".
Pourtant, la presse relate que des hélicoptères de la police, de l'armée et du gouvernement ont décollé de la base aérienne de Terán vers la zone de Chenalhó dès 13h00, ce qui tend à prouver que le gouvernement était bien au courant que quelque chose de grave s'y déroulait.
Dans les heures qui ont suivi, le gouvernement s'est employé à minimiser le massacre. La police a encerclé la zone pour empêcher la presse de se rendre sur les lieux, et dans la nuit a essayé d'effacer les traces du massacre, avant de laisser les journalistes pénétrer sur la zone. Jusqu'à 4h00 du matin, les autorités ne reconnaissaient que "5 blessés".
Mardi 23 au soir, on apprenait que le campement de X'Cumumal, qui compte environ 3.000 réfugiés signalés comme étant des bases de soutien zapatistes, était encerclé par les mêmes bandes armées, qui menaçaient de les attaquer. Il faut noter que ces mercenaires se déplacent librement dans la zone pourtant quadrillée par l'armée, qui est censée la contrôler. Cependant, une nouvelle agression qui aurait sans doute mis le feu aux poudres ne s'est pas produite.
Le fait notoire que les groupes paramilitaires sont financés par les autorités et entraînés par l'armée, suffit à établir leur responsabilité. La passivité de la police et des hauts-fonctionnaires lors du massacre est un élément supplémentaire de preuve.
Mais on sait aujourd'hui qu'ils ont en plus étés prévenus à l'avance des risques de massacre : l'évêque coadjuteur de San Cristóbal, Raúl Vera López, a révélé le lendemain de la tuerie que depuis le 18 octobre son diocèse avait prévenu le ministre de l'Intérieur (gouvernement fédéral) de l'intention des paramilitaires du Nord Chiapas de réaliser des tueries massives. Il a aussi fait savoir que la veille du drame, ils avaient informé Homero Tovilla Cristiani, secrétaire du gouvernement du Chiapas (impliqué dans le financement de Paz y Justicia), de "la possibilité d'une attaque contre des communautés indiennes de Chenalhó. (...) nous avions des indices de ce qui se préparait. (...) on les a informés à temps".
Les autorités autonomes de Polhó confirment (cf. communiqué zapatiste en encadré) que le 21 décembre, des PRIistes de Los Chorros se sont réunis à Quextic avec des paramilitaires d'Acteal et de La Esperanza, et"se sont mis d'accord pour attaquer les bases d'appui de l'EZLN" .
Enfin, le fait que l'attaque ait eu lieu juste avant Noël, période de vacances, fait penser à une action préparée pour limiter les réactions de protestation.
Le président Zedillo a fait mardi 23 au soir une intervention télévisée sur le sujet assez inquiétante. Après avoir dénoncé le crime et annoncé une enquête au niveau fédéral, il offre au gouvernement du Chiapas "tout le soutien" pour "renforcer la sécurité" dans l'état afin de "prévenir de nouveaux affrontements entre groupes".
Or, outre qu'il s'agit là de justifier une plus grande militarisation de la zone, comment la version officielle des faits peut-elle appeler "affrontement" un massacre de réfugiés, femmes, enfants et bébés ?
D'autre part, on peut légitimement douter du sérieux d'une enquête menée par le gouvernement, alors que c'est lui qui organise l'action des paramilitaires, dans le cadre de la stratégie de contre-insurrection proposée par l'armée. Il est à prévoir que les choses se déroulent selon un scénario déjà bien connu (vu par exemple dans l'affaire du massacre d'Aguas Blancas de juin 1995 ou dans celle, plus récente de l'exécution de plusieurs personnes à Mexico) : les autorités "enquêtent", emprisonnent quelques exécutants et des fonctionnaires mineurs qui font office de "fusible", mais les vrais responsables restent en poste.
Il y a pourtant peu de doutes sur ce qui s'est passé : il s'agit d'une agression commise par des bandes paramilitaires liées au parti au pouvoir et bien connues, comme Máscara Roja et Paz y Justicia, mais qui pour la première fois ont agi de manière coordonnée (ce qui est extrêmement inquiétant). Ce qu'on ignore, c'est à quel niveau de décision l'ordre d'attaquer a été donné, et pourquoi exactement. En tout état de cause, une action "spontanée" est totalement à exclure.
Les premières réactions au Mexique ont été la stupeur, l'indignation et aussi la peur. Mardi 23, a eu lieu une première manifestation spontanée à Mexico. Une autre a suivi le lendemain, appelée conjointement par les ONGs, le FZLN et le PRD. Elle a débouché sur un sitting permanent, demandant justice et exigeant la dissolution des groupes paramilitaires. Le PRD, la CONAI, les organisations de droits de la personne et la société civile ont rendu publics des communiqués exigeant la démission du gouvernement du Chiapas, le désarmement immédiat des paramilitaires et l'application des accords de San Andrés.
Mais ce que certainement le gouvernement mexicain n'attendait pas en cette période de vacances, c'est la vigoureuse réponse de la société civile internationale. En quelques jours, des manifestations de protestation se sont succédées un peu partout dans le monde : États-Unis (Los Angeles, Boston, Austin, New York, Oakland, Sacramento, Vermont, Denver, Seattle...), Espagne (Madrid, Barcelone, Séville, Saragosse, Bilbao, Cantabria, Murcia, Lugo, Málaga...), Canada (Montréal, Toronto), France (Paris, Toulouse), Italie (Rome), Norvège (Oslo), Danemark (Copenhague)... Des lettres de protestation ont été aussi écrites aux quatre coins du globe.
Côté officiel, l'Union Européenne, le secrétaire général de l'ONU et plusieurs gouvernements se sont déclarés choqués par les événements.
Aux États-Unis, Bill Clinton a condamné la "violation des valeurs humaines les plus fondamentales" et a "présenté ses condoléances aux victimes", mais il a oublié de rappeler que c'est son pays qui a théorisé et enseigné aux militaires mexicains la stratégie de guerre de basse-intensité qui préconise la constitution de groupes paramilitaires.
Au Vatican, le pape a condamné le massacre et prié pour les victimes, mais il a omis d'évoquer le rôle joué dans la guerre au Chiapas par son représentant diplomatique Justo Mullor [cf. communiqué zapatiste encadré, Ya Basta n° 38], pas plus qu'il n'a expliqué ce curieux aveu public du nonce apostolique lors de sa récente visite au Chiapas : "ce que je veux, c'est bien informer monsieur le ministre de l'Intérieur [du Mexique] de ce qui se passe dans ces villages" : depuis quand un diplomate travaille-t-il pour le ministère de l'Intérieur du pays dans lequel il officie ?
En France, le premier ministre Lionel Jospin s'est lui aussi indigné, mais il n'a pas précisé s'il s'engageait à ce que le pays qu'il gouverne cesse des fournir des armes et des équipements anti-émeutes au gouvernement mexicain, pas plus qu'il n'a remis en cause la signature du traité de libre échange entre l'Europe et le Mexique : oublierait-il que les troubles au Chiapas sont liés à un certain soulèvement populaire "contre le néolibéralisme", un certain premier janvier 1994, jour d'entrée en application d'un certain traité de libre échange ?).
Les autorités mexicaines n'ont pourtant pas apprécié, et le ministre des Affaires Étrangères a dénoncé une inacceptable "ingérence dans les affaires intérieures" du pays. C'est que malgré tout le soin apporté par les autorités pour étouffer l'affaire, celle-ci a quand même fait grand bruit dans le monde entier, et risque au final de leur coûter cher...
Acteal, autopsie d'un massacre annoncé (suite).
La question qui se pose tout de suite après le massacre est : pourquoi ? Quelle était la stratégie visée par les tueurs, et par leurs commanditaires ? Au delà de la responsabilité globale du gouvernement mexicain, qui finance sciemment les groupes paramilitaires, qui a donné l'ordre du massacre ? S'agit il d'un "dérapage", ou y a-t-il eu au contraire un ordre précis, donné en très haut lieu ?
Nous n'avons bien sûr pas la réponse, mais un certain nombre de pistes peuvent être explorées. Pour diverses qu'elles soient, elles ne sont pas forcément contradictoires, étant donnée la complexité de la situation.
Il faut rappeler d'abord que la mise en place de groupes paramilitaires fait partie de la stratégie globale de contre-insurrection développée par l'armée fédérale mexicaine, dans le cadre de la stratégie dite de "guerre de basse-intensité" (cf. "Alerte à la guerre de basse-intensité", supplément à Ya Basta n°41). Mais aussi que les guerres de factions au sein du parti officiel et de l'armée, et le délitement général du pouvoir au Mexique, ajoutés à la nature même de cette "machine de guerre" (des jeux d'influences), font qu'elle est de plus en plus incontrôlable.
Il n'est par exemple pas exclu qu'il s'agisse en partie d'une "bavure préméditée", visant à écarter de la course à la candidature aux élections quelque personnage influant du PRI.
Il n'est pas exclu non plus que la politique de sape sociale organisée par les autorités ai trop bien fonctionné, et que la machine de guerre se soit emballée, dépassant les intentions d'une partie des responsables politiques (les manuels de guerre de basse intensité stipulent qu'il faut veiller à ne pas s'aliéner l'opinion publique, ce qui - c'est le moins qu'on puisse dire - est raté).
D'autre part, il y a assurément derrière ce massacre, la volonté d'imposer la terreur pour pousser la population de la zone à "choisir son camp" : du côté des paramilitaires et du gouvernement, ou du côté des morts.
C'est aussi très vraisemblablement, ainsi que l'avait analysé à l'avance Luis Hernández Navarro dans son article du 2 décembre dernier (Cf. Ya Basta n°43), une "réponse directe du pouvoir à l'autonomie déclarée récemment dans plusieurs municipalités du Chiapas" (idée que reprend Paulina Fernandez ces jours-ci dans La Jornada). Les déclarations des hommes du régime au lendemain du massacre sont sans ambiguïté : ainsi, Uriel Jarquín, sous secrétaire du gouvernement du Chiapas, a estimé que les manifestations de violence dans cette municipalité "ont commencé avec la présentation de projets autonomistes hors la loi, qui datent du mois d'août 1996, lorsque le conseil municipal autonome en rébellion de Polhó a été déclaré" ; quant au président du PRI au Chiapas, il a dit : "le détonateur de la violence est l'installation d'une municipalité autonome qui applique des lois et des sanctions là où il y a une mairie constitutionnelle".
Il faut rappeler que, suite au non-respect par le gouvernement des accords de San Andrés, et faute d'une réforme constitutionnelle reconnaissant l'autonomie indienne, les zapatistes et le Congrès National Indigène(CNI) avaient annoncé la poursuite de la création de municipalités autonomes pour "vivre l'autonomie dans les faits". Or, cet appel commence à être suivi avec succès, et le Nord et les Altos du Chiapas vivent une véritable expansion "zapatiste" pacifique, que les autorités aimeraient bien stopper.
Autre thèse tout à fait vraisemblable, celle d'une provocation criminelle visant à obliger les zapatistes à riposter ou à se défendre, ce qui justifierait à posteriori le discours sur "l'affrontement entre groupes armés", et serait le prétexte d'une opération militaire directe contre l'EZLN "pour rétablir la paix".
Suite au massacre, on a vu en effet la présence militaire et policière se renforcer de manière considérable dans les communautés zapatistes, sous le prétexte qui ne trompe personne d'"aider et de protéger" les populations (l'armée et la Police se présentant comme "sauveuses" des populations dont elles ont organisé le massacre, c'est assez fort). Dans le même temps, au niveau national, se développait une campagne médiatique téléguidée par la pouvoir, appelant au "désarmement de tous les groupes armés" (sous entendu, y compris et d'abord l'EZLN). Et sur le terrain militaire, plutôt que de poursuivre les paramilitaires, l'armée ratissait les zones zapatistes, et y trouvait "des armes appartenant à l'EZLN".
Dans cette logique, on peut aussi analyser Acteal comme un forcing décidé en très haut lieu, pour obliger les zapatistes à revenir au Dialogue avec le gouvernement sur des bases plus acceptables par ce dernier. Immédiatement après le massacre, Zedillo, son ministre de l'Intérieur, et plusieurs autres hauts-fonctionnaires, ainsi que les éditoriaux de la presse proche du pouvoir, se sont relayés pour montrer un gouvernement "soucieux" de reprendre le dialogue, sans pour autant montrer une quelconque intention de satisfaire les 5 conditions posées par les zapatistes (notamment le respect des accords de San Andrés). Le message est alors tout à fait clair : "vous acceptez de rentrer dans le jeu d'un Dialogue truqué, ou nous “rétablissons la paix”".
Reste enfin une interprétation, la plus alarmiste : celle d'Acteal comme "ballon d'essai" pour tester les réactions de la société civile nationale et internationale, et prélude à une offensive militaire de grande ampleur. Le déferlement de l'armée dans les communautés zapatistes et la campagne d'intimidation en direction des zapatistes qui ont suivi le massacre, laissent craindre le pire.
- Anasthasia
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