domingo, 11 de mayo de 2014

J.Falquet: "Mouvement zapatiste et lutte des femmes"



Mouvement zapatiste et lutte des femmes
Entretien avec Jules Falquet


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On avait envie de savoir comment tu voyais les différents liens entre le mouvement zapatiste et la lutte des femmes, également dans ses limites et ses ambivalences. Mais tout d’abord, peux-tu nous expliquer comment le mouvement zapatiste est organisé et quelle est la place des femmes?

Il y a tout d’abord l’armée zapatiste (EZLN); ensuite, le Front zapatiste (FZLN), qui est une organisation civile ; enfin, la société civile de l’ensemble du Mexique, qui n’est pas forcément zapatiste. L’armée zapatiste est à 99% indienne, il y a beaucoup de jeunes et on estime à un tiers le nombre de femmes. Il faut voir ce que suppose pour ces dernières l’enrôlement dans l’armée : pour qu’une femme indienne quitte la famille, toute la culture traditionnelle et prenne les armes, c’est vraiment quelque chose d’extraordinaire, si on connaît un peu la situation. La plus grosse partie des gens ne sont pas armés de manière permanente et ne sont pas particulièrement cachés : les forces zapatistes sont constituées en majorité de paysans et de paysannes, qui mènent leurs activités la journée et la semaine et qui ont des activités militaires quand cela s’avère nécessaire. Ce sont les bases d’appui, constituées de civils vivant dans les villages. L’armée zapatiste est soumise à une instance civile, le Comité Clandestin Révolutionnaire Indigène (CCRI), composé exclusivement d’Indiens et d’Indiennes, qui sont paysans et paysannes vivant dans la communauté. Ils se réunissent pour décider des orientations à suivre. C’est par exemple cette instance-là qui a décidé de lancer la guerre en 1994. Dans cette instance, il y a aussi des femmes, probablement moins que dans l’armée. Dans chaque communauté, il y a deux ou trois personnes qui font partie de cette instance, qui consultent la communauté et répercutent les décisions à l’armée zapatiste. Les Zapatistes qu’on appelle "commandants" ou "commandantes" font partie du CCRI.

Le Front zapatiste est une instance zapatiste complètement civile implantée dans l’ensemble du pays, dans la société civile, qui regroupe beaucoup de personnes différentes. Il est intéressant de constater que, tant dans le Front que dans la société civile de manière générale, les personnes qui prennent des initiatives, appuient les Zapatistes, travaillent pour une démocratisation du Mexique, pour une transformation profonde et radicale de la société de quelque manière que ce soit, sont en grosse majorité des femmes. C’est ce qui nous a amenées, à moment donné, à nous demander si le zapatisme n’était pas un mouvement de femmes. On peut se le demander dans la mesure où, d’un point de vue quantitatif, il y a beaucoup de femmes, et d’un point de vue qualitatif, un certain nombre d’éléments amenés par le zapatisme ou qu’on découvre avec le zapatisme, par exemple, un certain refus de l’autoritarisme, une certaine volonté de démocratisation, une certaine volonté d’usage horizontal de la parole, une certaine méfiance par rapport aux organisations traditionnelles, tout cela, c’est des réflexions qui ont déjà été faites par d’autres groupes, et en particulier par des groupes de femmes et par des groupes féministes. On peut se demander dans quelle mesure le zapatisme n’est pas l’héritier… et qu’est-ce qu’il fait avec des réflexions qui ont été menées par des femmes.

Quelle place à ton avis l’EZLN attribue à l’émancipation des femmes. Est-ce une chose qui te paraît relativement nouvelle dans un mouvement d’Amérique latine ?

Je ne pense que ce soit nouveau que les femmes participent, en tous cas dans les différentes luttes de libération nationale. Au contraire, elles participent toujours dans les luttes en général, déjà en temps de paix. La chose nouvelle c’est à quel point leur participation est visible. Mais il faut dire qu’au Mexique le mouvement zapatiste n’arrive pas du tout dans un vide politique. Au contraire il y a déjà depuis bien longtemps un mouvement des femmes, un mouvement féministe. Grâce à cela a participation des femmes et leur voix, la voix des femmes indiennes, a pu être entendue et a pu avoir de l’écho. Ce qui est nouveau peut-être aussi, c’est comment le mouvement zapatiste a beaucoup plus intégré que d’autres guérillas, de luttes armées, de mouvements indiens, des apports politiques des femmes et des féministes. Mais ceci dit, ce n’est pas un mouvement pour l’émancipation des femmes. Ce n’est pas du tout son objectif premier mais quelque chose qui se passe en quelque sorte à côté et qui, d’une certaine manière, déborde presque le mouvement zapatiste.

Est-ce qu’on peut voir des différences avec ce qui a pu se passer avec d’autres mouvements, des guérillas qui posaient les choses différemment. Est-ce que tu penses qu’il y a quand même un lien entre une certaine place du féminisme dans le mouvement et aussi un aspect du zapatisme qui véhicule un nouvel imaginaire, une nouvelle pratique de lutte si on compare à des mouvements plus pratiques de guérillas d’Amérique centrale. Est-ce que tu penses qu’il y a une inspiration aussi dans le féminisme pour un mouvement et pour une guérilla qui fait une rupture avec un certain nombre de schémas de guérillas traditionnelles ?

Je pense qu’une chose, c’est le discours, et une autre chose, c’est la pratique. Dans le discours, il y a vraiment plein d’aspects novateurs très intéressants. Et c’est déjà une innovation que ce soit accepté dans le discours, que ça passe, qu’il y ait des propos y compris sur les lesbiennes et les pédés, etc. Ça, c’est renversant par rapport aux guérillas centre américaines ! Après dans la pratique, dans les faits concrets, je pense que les femmes en général, et en particulier les lesbiennes et les féministes, doivent faire des choses pied à pied pour obtenir un petit bout d’espace, de reconnaissance, des résultats concrets. Je pense qu’il y a une marge entre le discours et la pratique. Mais il faut avoir conscience des conditions concrètes, c’est quand-même une lutte paysanne et indienne, il y a une très grosse répression, avec tout ce que ça peut signifier. Donc entre le discours et la pratique il y a un espace assez important. Et je pense aussi que ce qu’on entend des femmes dans le mouvement zapatiste, ce sont les femmes qui ont lutté pour pouvoir l’obtenir. Marcos est très clair là-dessus, il dit : si les femmes ne nous avaient pas tannés, poussés, il y aurait rien eu sur les femmes. A chaque instant, si les femmes arrêtent de mettre la pression, il n’y aura rien.

Tu avais parlé pour le cas du Salvador des rapports tendus entre les militants de l’armée de libération et les militantes féministes. Il y a avait une certaine stigmatisation comme il y a eu beaucoup dans des mouvements anti-impérialistes : des féministes souvent ramenées à la bourgeoisie ou stigmatisées comme lesbiennes, etc. Comment tu décrirais les rapports entre le mouvement zapatiste et le féminisme mexicain ? Quelle réception l’EZLN réserve aux théories féministes ou militantes au mouvement féministe ?

A mon avis, il y a un certain nombre de féministes et de lesbiennes qui sont visibles en tant que telles et qui agissent dans la solidarité avec le mouvement zapatiste en tant que société civile. Les Zapatistes ont besoin de toutes les forces, de toutes les énergies. Donc ils les accueillent entre guillemets mais, s’ils pouvaient faire autrement, j’ai tendance à penser qu’ils feraient autrement. C’est-à-dire dans les faits, dans la lutte quotidienne c’est " bienvenue ". Après, Marcos n’est pas féministe, il y a plein de commandants qui ne sont pas féministes. Un exemple très concret c’est la rencontre Intergalactique en 96 au Chiapas : il y a avait une question à la commandante Trinida et on lui a demandé ce qu’elle pensait du lesbianisme. Elle a commencé à dire "oui, et bien les pauvres femmes, les maris les obligent, c’est pour des raisons économiques". Au fur et à mesure qu’elle parlait, on s’est rendu compte qu’elle avait compris, les prostituées. Quelqu’un lui a expliqué et elle a dit : " ah oui, si les femmes s’aiment, c’est très bien qu’elles s’aiment et surtout qu’elles rejoignent le mouvement zapatiste." Donc voilà, de la part d’une femme indienne, zapatiste, et pas vraiment à la base mais qui n’est pas non plus dans la direction, on va dire une femme moyenne du mouvement zapatiste: il y a une ouverture, une volonté de connaître. Ça c’est une chose, mais après très concrètement, dans les rapports de force, y compris dans la société civile, il n’est pas fait forcément une bonne place ni aux féministes, ni aux lesbiennes. Et il y en a plein qui préfèrent s’abstenir de déclarer publiquement ce qu’elles sont, faire leur travail et faire avancer leurs idées comme cela.

Et inversement peut-être, quelle réception font les féministes mexicaines du mouvement ? Est-ce qu’elles tentent d’y mettre ce qu’elles peuvent y mettre avec toutes les limites qu’il y a comme tu viens de le dire ?

Je pense qu’à l’heure actuelle, le mouvement féministe au Mexique, est diversifié. Il y a plein de courants différents et il y a une partie très enthousiaste qui dit : c’est l’occasion ou jamais, le mouvement zapatiste nous ouvre des portes, etc. C’est en partie vrai et c’est un point de vue intéressant. Et puis, il y a le point de vue d’un certain nombre de femmes qui connaissent les expériences de paix en Amérique latine qui disent : il ne faut pas oublier que c’est une armée, qu’il y a une hiérarchie et surtout, il ne faut pas oublier que s’il y a une guerre - et de fait il y a une guerre, même si elle est de basse intensité - la guerre n’a jamais fait avancer la causes des femmes. Les projets qui utilisent d’une certaine manière les armes et la violence, à la manière "traditionnelle", même si c’est avec des objectifs différents, au moins deux mille ans d’histoire nous montrent que les résultats pour les femmes sont assez limités. Donc c’est une perspective très critique qui s’exprime ainsi, et qui n’est pas forcément fausse non plus. Ça dépend du genre de féminisme que c’est, ça dépend si c’est des objectifs plutôt à court terme, moyen terme, long terme. En tous cas, ce qui est intéressant, c’est que le mouvement zapatiste a fait apparaître la voix des femmes indiennes et que des rapprochements peuvent se faire entre les femmes indiennes et des féministes métis de la ville. Elles ont sûrement beaucoup de choses à s’apprendre les unes les autres.

Tu disais tout à l’heure que les expériences dans la société civile mexicaine avaient une influence sur ce qui s’est passé dans l’EZLN. Concrètement, comment cela a été possible ? Quels liens y a-t-il eu entre les deux, comment le féminisme a pu pénétrer dans la jungle lacandonne ? Comment ce discours a-t-il pu arriver jusque là ?

Je pense qu’il n’est pas arrivé en tant que tel. C’est quelque chose qui s’est fait de manière très progressive. C’est au moins vingt ans d’histoire. Je pense qu’un des éléments qui a fait progresser la possibilité pour les femmes indiennes de se réunir, de discuter, d’apprendre l’espagnol, d’apprendre à lire et à écrier, etc., c’est toute l’influence de l’église de la théologie de la libération. Même si c’est paradoxal, je pense que ça a joué vraiment un grand rôle pour que les femmes aient l’occasion de sortir de chez elles, d’apprendre à parler en public, de s’organiser, etc. Il y a aussi le travail des coopératives de femmes, coopératives de tisserandes, de potières, etc. Donc là, confrontées à des choses très concrètes, elles réfléchissent, elles avancent. Je pense qu’il y a aussi les profs, donc les syndicats enseignants dont la majorité sont des femmes. C’est vraiment un travail de fourmis, un travail invisible. Et puis le travail d’un certain nombre de féministes, mais de manière isolée et vraiment opiniâtre, très tenace. Parce que le discours jusqu’à ce qu’il y ait la loi zapatiste disait que les Indiennes étaient très contentes, que les métis féministes se mêlaient de ce qui ne les regardaient pas, qu’il y a la complémentarité traditionnelle entre les femmes et les hommes indiens, que s’il y a des problèmes, c’est justement la colonisation et la culture métis qui les a apportés. Bref, le discours traditionnel qui veut que de toute façon ça vient de l’étranger. Donc, ça a vraiment été très lent et très progressif. Aussi, très concrètement, les Indiennes ont des yeux pour voir et des cœurs pour sentir qu’un certain nombre de choses n’allaient pas. Elles n’avaient peut-être pas trouvé jusqu’à présent la manière de l’exprimer, et si elles l’exprimaient, il n’y avait pas de canaux pour que ce soit rendu public. Je pense que c’est surtout ça qui a changé. Et puis encore un autre élément est que, au début, parmi les métis qui sont venus avec un projet, une lutte, il y avait des femmes, et leur rôle a été important. Elles n’étaient très probablement pas féministes, mais le fait même qu’il y ait des femmes qui parlent, qui prennent des responsabilités, ça a également dû jouer un rôle assez important.

Quand tu parles des métis qui sont venus au Chiapas, tu fais référence aux femmes guérilleras qui viennent avec ce mouvement de migration de militantEs, des villes jusqu’aux forêts chiapanèques, dans les années 70 ?

Disons au moment où Marcos est venu, et dans les vagues antérieures, puisqu’il a fait partie d’une des dernières vagues visiblement, il y avait des femmes. Pas beaucoup, sans doute deux ou trois. Mais ça a créé déjà quelque chose. Les Zapatistes insistent : c’est clair que ce ne sont pas eux qui ont donné aux femmes, ce sont les femmes qui ont acharnément, de haute lutte, fait des conquêtes.

Quelle place occupe la question de la maternité, de la contraception ? Tu avais expliqué que des femmes qui luttaient au Salvador avaient été obligées de quitter le front suite à des grossesses. Comment vois-tu l’avancée de cette question-là au Chiapas? Quand on est dans les communautés civiles, on perçoit vraiment tout le fossé qu’il y a entre un discours et une pratique et particulièrement à ce niveau-là. Il y a d’immenses lacunes d’information et de mesures réelles. Comment vois-tu ces choses-là, peut-être plus particulièrement pour les combattantes engagées dans l’EZLN, mais qui sont aussi, le jour, des paysannes dans les communautés ? Est-ce qu’il y a vraiment des brèches qui s’ouvrent?

Je pense que dans les cultures indiennes, le fait d’avoir des enfants est très important. Il y a tout l’aspect démographique, de ne pas se laisser disparaître, d’essayer d’être plus nombreux dans les équilibres par rapport aux métis. C’est très important d’avoir des enfants. Donc d’une certaine façon, les femmes sont attachées à la maternité. Par contre, pour sûr, elles ne veulent plus avoir autant d’enfants, toutes disent cela. Elles voudraient espacer les naissances ou arrêter d’en avoir au bout d’un certain temps. Mais plein de problèmes se posent sur les moyens contraceptifs, il y a en effet très peu d’informations. Comme moyens contraceptifs, il y a le stérilet. Mais avec le stérilet, il y a plein de problèmes d’infections, il est mal toléré, en plus on ne peut pas l’utiliser tout le temps, il est expulsé et elles se retrouvent enceintes. La pilule pose plein de problèmes : il faut l’acheter, et si le mari n’est pas d’accord, il le voit forcément parce qu’il faut la prendre tous les jours. La méthode de la stérilisation, c’est irréversible. L’usage de préservatif est pratiquement nul, parce que les hommes considèrent que c’est une atteinte à leur virilité, et c’est pareil, il faut l’acheter. Donc d’une manière très concrète, ça pose plein de problèmes. ça suppose une information sur comment fonctionne le corps, quels rapports il y a entre la sexualité et la procréation. C’est un sujet difficile à aborder, il y a le poids de l’Eglise, etc. Ceci dit, il y a une demande des femmes d’avoir une information là-dessus, mais dans la pratique, il y a plein d’obstacles à surmonter.

Concernant les femmes qui sont engagées de façon plus militante dans le mouvement zapatiste, on remarque que les combattantes sont jeunes. En fait, elles diffèrent le projet de la maternité, elles se disent : on a 15 ans ou 20 ans, on peut encore attendre 5 ans ou 10 ans. Mais je ne pense pas qu’elles excluent a priori le fait d’être mère. Sinon les femmes des bases d’appui sont mères ou grand-mères. En quelque sorte, elles libèrent leurs filles qui n’ont pas encore d’enfant pour pouvoir faire partie de la guérilla. Dans les forces armées zapatistes, il y a l’utilisation de méthodes contraceptives, ça c’est clair. Mais elles ne sont pas forcément adaptées. Par exemple, je pense que les femmes utilisent pas mal la pilule, mais ce n'est pas forcément la bonne pilule. Et une chose aussi : si on a la diarrhée, ça ne marche pas, donc on se retrouve enceinte et on croit que la méthode n’est pas efficace.

Dans le cadre de l’armée, est-ce-qu’il y a des groupes de femmes qui pourraient tenter de faire pression, notamment sur le collectif, par rapport à la question de l’avortement ou de la contraception ? Est-ce des espaces de ce type sont possibles ou est-ce que les femmes se retrouvent seules face à un certain nombre de choix, voire exclues si elles se trouvent enceintes ?

Je ne peux pas dire avec certitude ce qui se passe dans l’armée parce que je n’ai pas vu. Mais dans une armée, il y a une seule organisation, c’est précisément l’armée. Donc je ne pense pas qu’il y ait des groupes de femmes autonomes dans l’armée. Peut-être que les femmes se réunissent entre elles, mais au bout du compte, elles obéissent forcément au chef militaire. C’est le fonctionnement d’une armée et ça m’étonnerait que ce soit autrement. Par rapport à l’avortement, je pense que c’est vraiment un sujet difficile. Il y a eu une grosse valorisation de la vie, de la maternité, donc il y a beaucoup de femmes indiennes pour qui l’avortement n’est pas une solution, qui ne considèrent pas qu’il faut avorter, même si à la limite elles le font quand même, il peut y avoir un comportement schizophrène. Mais c’est en dernier recours. Ceci dit, il y a aussi des femmes indiennes qui le demandent.

Justement, dans la table des femmes qui a eu lieu vers la fin de l’année 95, il semblait que certaines aient demandé qu’il y ait une possibilité d’avorter, notamment pour les cas d’incestes, parce qu’apparemment il y a beaucoup d’incestes. Des métis leur ont suggéré de ne pas marquer en toutes lettres ce point dans leurs revendications pour ne pas s’aliéner l’Eglise. Parce qu'à la limite l’Eglise peut être d’accord avec des méthodes de contraception naturelles, mais sûrement pas avec l’avortement. Donc l’avortement est un sujet difficile à aborder, déjà en général avec les métis, parce que le Mexique est un pays catholique, mais avec les Indiennes, ce n’est pas évident. Ceci dit, l’avortement existe, il est pratiqué. Souvent, les femmes aimeraient pouvoir avorter mais elles ne peuvent pas. Et c’est intéressant de voir comment elles avaient posé la question : par rapport à l’inceste, donc ça veut dire qu’il y a un problème.

Comment vois-tu la reproduction de la division sexuelle du travail dans le cadre du mouvement zapatiste ? On a l’impression que les tâches restent réparties de manière extrêmement traditionnelle. Est-ce-qu'en ce qui concerne les militantes jeunes plus engagées et plus proches de l’EZLN on se dirige vers un dépassement de certaines divisions ou est-ce que même dans le cadre de l’EZLN, on retrouve une division sexuelle du travail : logistique ravitaillement pour les femmes et commandement, décisions politiques, actions armées pour les hommes ?

ça m’étonnerait qu’il y ait une véritable remise en cause de la division sexuelle du travail. Je pense que des femmes assument des tâches qui sont traditionnellement considérées comme masculines, pas toutes les tâches évidemment : plus les tâches sont valorisées, moins elles y ont accès. Mais je pense qu’il y a un changement à ce niveau-là. Il y a un certain nombre de femmes qui font des tâches pas traditionnellement féminines, par contre, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’hommes qui assument des tâches traditionnellement féminines. Donc là, si changement il y a, c’est que les femmes s’alignent sur un modèle masculin. Est-ce que ça peut subsister au-delà de la période de mobilisation, de lutte ? Ce n’est pas du tout évident. Je pense qu’il y a des changements, il ne faut pas dire que tout reste pareil. Il y a des transformations parce qu'elles ont accès à plus d’informations, à plus de connaissances en général. Elles peuvent sortir de la communauté, elles peuvent rencontrer d’autres femmes, discuter avec d’autres hommes. Mais le problème de la division sexuelle du travail est que, même si les gens changent de tâches, la division de maintient : ça glisse. Mais si on fait une comparaison avec ce qui se passe ici, elle n’a pas changé beaucoup la division sexuelle du travail. Voilà, elle peut donc changer autant qu’ici !

Et là, tu as un peu parlé des hommes, tu disais : Marcos, d’autres Zapatistes, ne sont pas féministes. Mais est-ce-que tu as l’impression que dans l’EZLN, il a une volonté des hommes de remettre en cause leur statut, de dépasser un certain nombre de choses liées aux rapports sociaux de sexe ?

Il semblerait, j’ai vu une fois un mec indien qui disait " oui, il faut qu’on fasse des efforts !", etc. Mais bon, c’est difficile de juger comme ça ! Marcos, à mon avis, je ne crois pas qu’il veuille laver des couches, moudre du maïs et tout ça, les autres commandants non plus - moi non plus d’ailleurs, je ne voudrais pas. Mais de fait, il faut bien que quelqu’un le fasse, à moins qu’on change toute l’organisation. Je pense qu’il y a une sincérité dans la volonté des gens de changer un certain nombre de choses et en particulier chez les Indiens et les Indiennes. Mais après, jusqu’où cette sincérité s’applique dans les choses concrètes ? Ce n’est pas évident. Et puis il faudrait changer beaucoup de choses. Je pense qu’il y a une prise de conscience qu’il y a des choses qui n’était pas bien, qui n’était pas justes. Mais de cette prise de conscience après, qu’est-ce-qu’on en fait ?

Un certain nombre d’avancées sur le rôle politico-économique des femmes dans les conflits sont souvent évacuées une fois le conflit terminé. Est-ce que dans le cas du mouvement zapatiste, qui tente de se poser comme force politique sur des bases civiles et dont les actrices fondamentales sont des femmes, on ne peut pas imaginer que les acquis puissent être différents, étant donné qu’il y a moins cette séparation entre la lutte armée et la lutte civile. Souvent on a cette image que les Zapatistes hommes et femmes, le jour travaillent au champ ou à la cuisine et la nuit sont… Est-ce que dans la situation d’un mouvement qui est d’abord une force politique on ne peut pas imaginer que la rupture serait peut-être moins lourde, à partir du moment où les armes ne sont plus utiles parce qu’il y a eu des accords ?

C’est intéressant comme manière de voir. Sans doute, la rupture serait moins lourde. Mais on voit d’une manière générale que quand un mouvement s’arrête, les choses ont tendance à revenir au statu quo, même si ce n’est pas un mouvement armé. Par exemple, dans le mouvement des Sans-terre au Brésil, qui n’est pas un mouvement armé, la phase d’occupation des terres se fait avec toutes les énergies. On en a besoin, il y a de l’enthousiasme et il y a beaucoup de participation des femmes. Mais après, quand les terres sont attribuées, et souvent elles sont attribuées aux familles, la logique familiale reprend le dessus et les femmes retournent à la maison. Un autre élément important est la dépendance économique. Est-ce-que les personnes dépendent de la famille, c’est-à-dire soit du père soit du mari ou est-ce qu’elles dépendent de l’organisation ? Je pense que ça joue un très grand rôle. Et même dans un mouvement où c’est pas tellement la question des armes mais la question de l’organisation qui prédomine. Mêmes si elles ne sont pas armées, les femmes, ou les hommes, dépendent d’une organisation plus large à l’heure actuelle. Le jour où ça s’arrête, c’est à nouveau chacun et chacune pour soi, ce qui veut dire pour les femmes, la plupart du temps…. Alors dépendre économiquement du mari, c’est un peu bizarre, parce que souvent c’est elles qui apportent le plus de ressources économiques. Mais dans la structure psychologique, même si elles apportent la majeure partie de l’argent et du travail, elles sont considérées comme dépendantes du mari, et c’est lui qui prend les décisions. C’est ça qui prédomine.

Mais on pourrait imaginer qu’une fois le mouvement retombé, les organisations comme les coopératives artisanales ne disparaissent pas, qu’il y ait une continuation dans une organisation collective qui pourrait se maintenir, et maintenir plus de liberté, moins de dépendance économique face au mari?

Je pense qu’il y a toujours à la fois une base matérielle et une base idéologique: les deux sont indissociables. Encore une fois, même si les femmes avaient les moyens, parce que de fait ce sont elles qui soutiennent économiquement le foyer, même si dans leur esprit, elles ne sont pas convaincues qu’elles ne dépendent pas du mari, mais c’est comme si elles en dépendaient. Et de la même manière même si elles sont convaincues qu’elles ne dépendent pas économiquement du mari, ça ne marche pas. On pourrait se dire qu’il y a une logique différente, mais il y a la fatigue au bout d’un moment. Il y aussi l’aspect "l’on ferme une parenthèse" : on retourne à la normalité, on oublie tout ce qui s’est passé, on retourne en arrière à une période bien heureuse où il n’y avait pas eu la guerre, pas la violence. ça, dans l’imaginaire des gens, c’est la famille, après tout le déferlement de violence. Au Salvador, ça s’est passé comme ça.

En fait, je voulais dire tout à l’heure que ce n’est pas que le zapatisme ait été influencé par le féminisme et il ne reconnaîtrait sûrement pas. Mais ce qui est impressionnant c’est de voir comment des trucs qui ont été dit pendant des années par les féministes, et aussi, par exemple, par les anarchistes, aucun écho, c’est de la merde, qu’est-ce-que c’est que ces folles. Et puis, ce sont les Zapatistes qui le disent et là c’est génial: on n'avait jamais entendu ça, comme c’est bien, comme c’est nouveau ! Et en tous les cas, ils reprennent des trucs qui n’ont pas été inventés par eux. Ca ne veut pas dire qu’ils ne l’ont pas trouvé par leur propre chemin, mais ça a existé, ça avait déjà été dit. Ce n’est pas un véritable héritage au sens où ils l’auraient reconnu et revendiqué, mais il n’empêche que c’est pas eux qui l’ont inventé.


Entretien réalisé le 19 mars 1999 à Lausanne par Sabine et Olivier

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