martes, 27 de abril de 2021

Escadron 421 (la délégation maritime zapatiste)

 Escadron 421

  (La délégation maritime zapatiste)
  Avril 2021.
 
 fotos@ju

Calendrier ? Une aube du quatrième mois. Géographie ? Les montagnes du
Sud-est mexicain. Un silence soudain s'impose aux grillons, aux
aboiements dispersés et lointains des chiens, à l'écho d'une musique de
marimba. Ici, dans les entrailles des montagnes, un murmure plus qu'un
ronflement. Si nous n'étions pas où nous sommes, on pourrait penser que
c'est une rumeur de pleine mer. Non pas les vagues s'écrasant sur la
côte, la plage, la falaise marquée d'une brèche capricieuse. Non, autre
chose. Et alors... un long gémissement et un tremblement intempestif,
bref.


La montagne se lève. Pudiquement, elle remonte légèrement les pans de
sa jupe. Non sans mal, elle arrache ses pieds à la terre. Elle fait le
premier pas avec un geste de douleur. Maintenant, cette petite montagne
oubliée des cartes, des destinations touristiques et des catastrophes a
les pieds en sang. Mais ici, tout est complicité, de sorte qu'une pluie
anachronique lui lave les plantes et soigne ses blessures avec de la
boue.
 
 

  "Prends soin de toi, ma fille", lui dit la mère Ceiba. "Courage", dit
le huapac comme s'il se parlait à lui-même. L'oiseau tapacamino la
guide. "Vers l'orient, mon amie, vers l'orient", dit-il tout en sautant
d'un côté à l'autre.
Vêtue d'arbres, d'oiseaux et de pierres, la montagne marche. À son
passage, s'accrochent aux pans de sa jupe des hommes, des femmes,
d'autres qui ne sont ni les unes, ni les autres, des petites filles et
des petits garçons somnolents. Ils et elles grimpent sur son corsage,
couronnent la pointe de ses seins, continuent sur ses épaules et, une
fois au sommet de sa chevelure, se réveillent.
Au levant, le soleil pointant juste à l'horizon, interrompt un instant
sa ronde têtue et quotidienne. Il lui a semblé voir marcher une montagne
avec une couronne d'êtres humains. Mais au-delà du soleil et de quelques
nuages gris oubliés par la nuit, ici, personne ne semble s'étonner.
"Vrai, c'était écrit", dit le Vieil Antonio pendant qu'il aiguise sa
machette à double tranchant, et Doña Juanita approuve d'un soupir.
Dans le foyer, ça sent le café et le maïs cuit. À la radio
communautaire, on entend une cumbia. Les paroles parlent d'une légende
impossible : une montagne navigant à rebrousse-poil de l'histoire.

Sept personnes, sept zapatistes, composent la fraction maritime de la
délégation qui visitera l'Europe. Quatre sont des femmes, deux des
hommes et un.e est un.e autrE. 4, 2, 1. L'escadron 421 est déjà consigné
dans le dénommé "Centre d'Instruction Maritimo-Terrestre Zapatiste",
situé dans le Semillero Comandanta Ramona de la zone Tzotz Choj.

Cela n'a pas été facile. Cela a été tortueux même. Pour en arriver à
ce calendrier, nous avons dû affronter des réticences, des conseils, des
découragements, des appels à la mesure et à la prudence, de francs
sabotages, des mensonges, des médisances, des énumérations détaillées
des difficultés, des ragots et des insolences, et une phrase répétée
jusqu'à la nausée : "Ce que vous voulez faire est très difficile, pour
ne pas dire impossible". Et bien sûr, le tout, en nous disant, en nous
ordonnant, ce que nous devions faire ou ne pas faire. Tout cela, de ce
côté-ci et de l'autre de l'océan.

Évidemment, tout cela sans compter les obstacles du gouvernement
suprême et de sa bureaucratie ignorante, stupide et raciste.
Mais je vous parlerai de tout cela à une autre occasion. Maintenant je
dois vous dire deux mots de notre flamboyante délégation zapatiste
maritime.

Les quatre femmes, les deux hommes et le.la autrE sont des êtres
humains. On leur a fait passé le test de Turing, moyennant quelques
modifications que j'ai jugées pertinentes, pour s'assurer qu'aucun.e
d'elles.eux, ou tou.tes, ne soit un organisme cybernétique, un robot
quoi, capable de danser la cumbia del Sapito en se trompant de pas.
Ergo, les 7 êtres appartiennent à la race humaine.
Les 7 sont nés sur le continent qu'on appelle "Amérique", et le fait
qu'ils.elles partagent douleurs et colères avec d'autres peuples
originaires de ce côté de l'océan, les rend Latino-américains. Ils sont
aussi Mexicain.es de naissance, descendant.es des peuples originaires
mayas, comme nous l'avons constaté auprès de leurs familles, voisins et
connaissances. Ils et elles sont aussi zapatistes, avec des papiers des
municipes autonomes et des Conseils de bon gouvernement qui
l'accréditent. Ils et elles n'ont pas commis de délits reconnus et qui
n'auraient été sanctionnés en temps voulu. Ils vivent, travaillent,
tombent malades, se soignent, aiment, n'aiment plus, rient, pleurent, se
souviennent, oublient, jouent, deviennent sérieu.se.s, prennent des
notes, cherchent des prétextes. Bref, ils vivent dans les montagnes du
Sud-est mexicain, au Chiapas, Mexique, Amérique latine, Planète Terre,
etcétera.

Les 7, en plus, se sont offert.e.s comme volontaires pour faire la
traversée en mer - ce qui ne suscite guère d'enthousiasme auprès de la
vaste variété des zapatistes de tous âges -. Autrement dit, pour que ça
soit bien clair, personne ne voulait faire le voyage en bateau. À quel
point y a contribué la campagne de terreur déclenchée par Esperanza et
toute la bande de Defensa Zapatista, synthétisée par le célèbre
algorithme "tou.te.s vont mourir misérablement" ? Je ne sais pas. Mais
le fait d'avoir mis en échec les réseaux sociaux, whatsapp y compris,
sans pour autant jouir d'aucun avantage technologique (et même sans
aucun signal rural de téléphonie mobile), m'a poussé à mettre mon petit
grain de sable de plage.

Je me suis présenté devant l'assemblée et, avec ma meilleure tête de
tragédie, je leur ai raconté des choses horribles sur la haute mer : les
"vomitos" interminables ; la monotone étendue de l'horizon;
l'alimentation pauvre en maïs, sans pop-corn et - horreur ! - sans sauce
Valentina ; l'enfermement avec d'autres personnes plusieurs semaines
durant - avec qui tu échanges des sourires et des attentions dans les
premières heures et, peu de temps après, des regards assassins - ; j'ai
aussi décrit, avec luxe de détails, de terribles tempêtes et des menaces
inconnues ; j'ai fait référence au Kraken et, pour l'un de ces relents
littéraires, je leur ai parlé d'une gigantesque baleine blanche qui
cherchait, furieuse, quelqu'un à qui arracher la jambe, ce qui priverait
la victime d'un rôle décent même sur la plus trainante des cumbias. Ce
fut inutile. Et je dois vous avouer, non sans mon orgueil de genre mal
en point, que ce sont les femmes qui ont été les plus nombreuses à dire
: "en bateau", quand on leur a présenté l'alternative de faire le voyage
par la mer ou par les airs.

Du coup se sont inscrites non pas 7, ni 10, ni 15, mais plus de 20.
Même la petite Verónica, de 3 ans, a voulu s'inscrire lorsqu'elle a
entendu l'histoire de la baleine assassine. Oui, c'est incompréhensible.
Mais dès que vous la connaîtrez (la petite, pas la baleine), vous la
plaindrez. Je veux dire, vous plaindrez Moby Dick.
Alors, pourquoi 7 uniquement ? Bon, je pourrais vous parler des 7
points cardinaux (en face, derrière, d'un côté, de l'autre côté, au
centre, en haut, en bas), des 7 dieux premiers, ceux qui ont fait naître
le monde, et ainsi de suite. Mais la vérité est que, loin des symboles
et des allégories, la quantité est due au fait que la majorité n'a pas
encore réussi à obtenir un passeport et l'on se bat toujours pour y
arriver. Je vous parlerai de ça après.

Bon, mais à coup sûr ce ne sont pas ces problèmes qui vous
intéressent. Ce que vous voulez savoir c'est qui va naviguer sur "La
Montagne", traverser l'Océan Atlantique et envahir... euh, je voulais
dire, visiter l'Europe. Donc voici leurs photos et un très bref
portrait.


 


Lupita. 19 ans. Mexicaine de naissance, Tzotzil des Altos du Chiapas.
Elle parle sa langue natale, le tzotzil, et celle de Castille avec
aisance. Elle sait lire et écrire. Elle a été coordinatrice locale des
jeunes, coordinatrice régionale des jeunes et administratrice locale du
travail collectif. La musique qu'elle aime : pop, chansons romantiques,
cumbias, ballades, électronique, rap, hip-hop, musique andine, musique
chinoise, chansons révolutionnaires, classique, rock des années 80
(c'est qu'on a dit), mariachis, musique traditionnelle de son village...
et le reggaeton (note de la rédaction : si cela n'est pas "un monde où
tiennent beaucoup de mondes", je ne sais pas ce que c'est. Fin de la
note). Couleurs préférées : noir, rouge, cerise et marron. Expérience
maritime : enfant, elle a voyagé en barque. Elle s'est préparée pendant
6 mois pour être déléguée. Volontaire pour voyager en bateau jusqu'en
Europe. Elle aura le rôle de Tercia Compa pendant la traversée en mer. 

 
 

   

 
Carolina. 26 ans. Mexicaine de naissance. Originaire tzotzile des Altos
du Chiapas, maintenant Tzeltale de la selva Lacandone. Elle parle sa
langue natale, le tzotzil, en plus du tzeltal et celle de la Castille
avec aisance. Elle sait lire et écrire. Elle est mère célibataire d'une
petite fille de 6 ans. Sa mère l'aide à s'occuper de la petite. Elle a
été coordinatrice de "en tant que femmes que nous sommes" et suit des
cours de vétérinaire. Elle est actuellement Commandante à la direction
politico-organisationnelle zapatiste. La musique qu'elle aime : pop,
chansons romantiques, cumbias, rock des années 80 (c'est qu'on a dit),
gruperas et chansons révolutionnaires. Couleurs préférées : crème, noir
et cerise. Expérience maritime : une ou deux fois en barque. Elle s'est
préparée pendant 6 mois pour être déléguée. Volontaire pour voyager en
bateau vers l'Europe.

 

 

 


Ximena. 25 ans. Mexicaine de naissance. Cho'ol du Nord du Chiapas. Elle
parle sa langue natale, le cho'ol, et la castilla avec aisance. Elle
sait lire et écrire. Elle est mère célibataire d'une petite fille de 6
ans. Sa mère l'aide à s'occuper de sa fille. Elle a été coordinatrice de
jeunes et, actuellement, elle est Commandante à la direction
politico-organisationnelle zapatiste. La musique qu'elle aime : cumbia,
musiques tropicales, chansons romantiques, chansons révolutionnaires,
rock des années 80 (c'est ce qu'on a dit), musique électronique et
rancheras. Couleurs préférées : violet, noir et rouge. Expérience
maritime : une ou deux fois en barque. Elle s'est préparée pendant 6
mois pour être déléguée. Volontaire pour voyager en bateau jusqu'en
Europe. Seconde au commandement de la délégation maritime, après Dario.

 

 

 
 
 
Yuli. 37 ans. En mai, en haute-mer, elle aura 38 ans. Originaire
Tojolabal de la forêt frontalière, aujourd'hui Tzeltal de la selva
Lacandone. Elle parle la castilla avec aisance. Elle sait lire et
écrire. Mère de deux enfants : une fille de 12 ans et un garçon de 6
ans. Son compagnon la soutient en s'occupant des enfants. Son compa est
tzeltal, donc ils s'aiment, se disputent et s'aiment de nouveau en
castilla. Elle a été promotrice et formatrice d'éducation (celles et
ceux qui préparent les promoteur/trices d'éducation) et coordinatrice de
collectif local. La musique qu'elle aime : chansons romantiques,
gruperas, cumbia, vallenato, chansons revolutionnaires, musique
tropicale, pop, marimba, rancheras et rock des années 80 (c'est ce qu'on
a dit). Couleurs préférées : noir, marron et rouge. Aucune expérience
maritime. Elle s'est préparée pendant 6 mois pour être déléguée.
Volontaire pour voyager en bateau jusqu'en Europe.

 

-*-

 
 
Bernal. 57 ans. Tojolabal de la zone forêt frontalière. (Il) parle sa
langue natale, le tojolabal, et la castilla avec aisance. (Il) sait lire
et écrire. Père de 11 enfants : le plus grand a 30 ans et la plus
petite, 6. Sa famille le soutient pour s'occuper des enfants. Il a été
milicien, responsable local, professeur de la escuelita zapatiste et
membre du Conseil de bon gouvernement. La musique qu'il aime :
rancheras, cumbia, huichol musical, marimba et chansons
révolutionnaires. Couleurs préférées : bleu, noir, gris et marron.
Expérience maritime : canoë et barque. Il s'est préparé pendant 6 mois
pour être délégué. Volontaire pour voyager en bateau jusqu'en Europe.
.
 

 

 
 
Dario. 47 ans. Cho'ol du nord du Chiapas. Il parle sa langue natale, le
cho'ol, et la castilla avec aisance. Il sait lire et écrire. Père de 3
enfants : un de 22 ans, un autre de 9 ans et une plus jeune de 3 ans. Le
garçon et la fille vont avec leur mère en Europe, par la voie
aérienne/par avion, en juillet. (Il) a été milicien, responsable local,
responsable régional et il est actuellement Commandant à la direction
politico-organisationnelle zapatiste. Musique qu'il aime : rancheras de
Bertin et Lalo, musiques tropicales, marimba, musique régionale et
chansons révolutionnaires. Couleurs préférées : noir et gris. Expérience
maritime : canoë. Il s'est préparé pendant 6 mois pour être délégué. Il
sera le coordinateur de la délégation zapatiste maritime.

 

 

 
Marijosé. 39 ans. Tojolabal de la zone forêt frontalière. (Il.elle)
parle la castille avec aisance, sait lire et écrire, a été milicien.ne,
promoteur.trice de santé, promoteur.trice d'éducation, et
formateur.itrce d'éducation. La musique qu'il.elle aime : cumbia,
chansons romantiques, rancheras, pop, électronique, rock des années 80
(c'est ce qu'on a dit), marimba et chansons révolutionnaires. Couleurs
préférées : noir, bleu et rouge. Expérience maritime : canoë et barque.
(Il.elle) s'est préparé.e pendant 6 mois pour être délégué.e. Volontaire
pour voyager en bateau jusqu'en Europe, (il.elle) a été désigné.e comme
étant le.la premier.ère zapatiste à débarquer et c'est avec il.elle, que
commencera l'invasion... ok, la visite en Europe.

 

Ainsi donc, le premier pied qui foulera le sol européen (évidemment, si
on nous laisse débarquer) ne sera ni celui d'un homme, ni celui d'une
femme. Ce sera le pied d'un.e autrE.
Pour ce que le défunt SupMarcos aurait qualifié de "gifle avec un bas
noir à toute la gauche hétéropatriarcale", il a été décidé que la
première personne à débarquer serait Marijosé.
 

Quand il.elle posera ses deux pieds sur le territoire européen et
qu'il.elle sera remis.e de son mal de mer, Marijosé criera :
    "Rendez-vous visages pâles hétéropatriarcaux persecuteurs de ce qui
est différent !"
    Nan, c'est une blague. Mais, ce serait super qu'il.elle dise ça, pas
vrai ?
    Non, en mettant les pieds sur terre, le.la zapatiste, Marijosé,
dira, d'une voix solennelle :
 "Au nom des femmes, des enfants, des hommes, des anciens et, évidemment
des autrEs zapatistes, je déclare que cette terre, que ses autochtones
appellent aujourd'hui "Europe", s'appellera dorénavant : SLUMIL
K´AJXEMK´OP, ce qui veut dire "Terre Rebelle", ou "Terre qui ne se
résigne pas, qui ne faillit pas". Et c'est ainsi qu'elle sera connue par
ses habitants et ses étrangers tant qu'il y aura ici quelqu'un.e qui ne
capitule pas, qui ne se vende pas et qui ne transige pas".
-*-

J'en témoigne.
SupGaleano.
Avril 2021.
(A suivre...)

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